Éditorial — Changer
Édito
Ils étaient près de six cents à se presser, le matin du 7 mars, dans l’amphithéâtre de la Maison de la Chimie, tout près du Palais Bourbon : médecins, chercheurs, décideurs, financeurs, soignants, travailleurs sociaux, professionnels de terrain, aidants familiaux, personnes malades, ils participaient tous aux Assises de la recherche et de l’innovation sociale, pour relever le défi du vieillissement cognitif, organisées par la Fondation Médéric Alzheimer. Pendant deux jours, venus de toute la France, mais aussi de Grande-Bretagne, d’Allemagne, des Etats-Unis, ils ont témoigné, confronté leurs expériences, proposé des pistes de travail.
La confrontation de leurs différences démontrait déjà qu’une véritable mutation culturelle était en train de s’opérer : ce n’est pas tous les jours que l’on voit des médecins universitaires de haut rang, des chercheurs attachés aux plus importants laboratoires, discuter de leurs travaux, sur un pied d’égalité, avec des personnels infirmiers, des aides à domicile, des juristes, des sociologues, des psychologues …
Mais l’étendue des sujets abordés, la diversité et la richesse des réflexions et des propositions attestaient aussi qu’il ne s’agissait pas seulement de mettre en œuvre une nouvelle culture du soin : il fallait élargir cette volonté de renouveau à tout notre vivre-ensemble.
« Alzheimer : soulager à défaut de soigner », titre Le Monde, qui présente les Assises sur une double page. « En l’absence de traitement curatif, quel est l’apport des prises en charge non médicamenteuses ? » (www.lemonde.fr, 6 mars 2017).
Les remontées du terrain sont unanimes : oui, les thérapies psycho-sociales aident à diminuer les symptômes, à mieux maîtriser les comportements à risque, à mieux vivre avec la maladie. Helga Rohra, présidente honoraire allemande du European Working Group of People with Dementia, qui participe aux Assises et s’exprime sans notes en anglais et en français, en apporte la démonstration vivante. Partout, des initiatives innovantes confirment avec éclat la validité de cette approche : dans une unité Alzheimer d’un EHPAD de Seine-et-Marne, le programme Eval’zheimer© qui intègre une intervention sur l’environnement architectural et une autre pratique professionnelle (pas de blouse pour les personnels, repas pris en communauté, liberté de déambulation), a un impact positif sur la qualité de vie et le maintien de l’autonomie des résidents (www.senioractu.com, 8 mars 2017). Les quatre accueils de jour de la Fondation Croix Saint–Simon à Paris proposent aux personnes malades de conserver une vie sociale (visites de musées, ateliers dans les jardins de quartier, conférences intergénérationnelles), tout en stimulant les activités physiques, ce qui favorise la préservation des liens sociaux et contribue à changer le regard sur la maladie (ibid.).
Tout en appréciant « le rôle croissant qu’elles jouent dans la prise en charge de la maladie d’Alzheimer », le Pr Philippe Amouyel, directeur de la Fondation de coopération scientifique pour la recherche sur la maladie d’Alzheimer, rappelle cependant que « les interventions psycho-sociales doivent être évaluées de façon particulièrement rigoureuse ». Il plaide aussi pour une recherche davantage orientée vers les sciences humaines et sociales.
Le Pr John Zeisel, président de la Hearthstone Alzheimer Care Foundation, fait remarquer avec humour que jamais aucun prix Nobel de médecine n’a récompensé un essai randomisé en double aveugle !
Cette exigence d’évaluation systématique fournit du reste la meilleure preuve que l’on est passé aujourd’hui de la culture du « doigt mouillé » à une véritable culture scientifique. Une chercheuse brésilienne de l’Université catholique de Louvain (Belgique) s’appuie ainsi sur une vaste palette d’outils pour identifier les solutions d’accompagnement les plus pertinentes face à la perte d’autonomie, en prenant en compte l’ensemble de la situation de la personne âgée et de son environnement (www.agevillage.com, 13 mars 2017).
Dans le temps même où se tenaient les Assises, l’Espace de réflexion éthique de la région Ile-de-France publiait sa charte Valeurs du soin et de l’accompagnement en institution. On y trouve les principes d’une nouvelle philosophie du soin : reconnaissance d’un « savoir expérientiel » de la personne malade, dont « les compétences et les aspirations doivent être reconnues et intégrées dans la conception et l’organisation des dispositifs » ; respect des « attentes spécifiques liées à l’expression d’une culture ou d’une spiritualité », tout en veillant au « principe de laïcité » ; développement d’une « culture du questionnement et d’une pédagogie de la responsabilité réciproque » (https://gallery.mailchimp.com, mars 2017).
De telles réflexions, menées par des praticiens autant que par des philosophes, aux Assises comme à l’Espace éthique, ouvrent des chantiers qui s’étendent désormais, non seulement aux lieux de soin ou d’accompagnement, mais aussi à l’ensemble de notre société.
Premier chantier : éduquer/former. Le Pr Francis Eustache, de l’Université de Caen-Normandie, rappelle que « certaines personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer la développent cinq à sept ans plus tard que d’autres. » Pourquoi ? parce qu’« elles avaient une réserve cognitive qui les rendait plus fortes et retardait les symptômes et effets de la maladie ». Or « l’éducation joue beaucoup dans la réserve cognitive. Il est important de lire, d’éveiller la curiosité, de favoriser les échanges sociaux qui stimulent la mémoire. Et ce dès la petite enfance » (www.ouest-france.fr, 5 mars 2017).
Par un réconfortant retournement de situation, ces personnes malades ont, à leur tour, quelque chose à nous apprendre. Le projet européen MOPEAD (Models of Patient Engagement for Alzheimer’s Disease) vise à évaluer les différents modèles de participation des patients à la recherche, en vue d’une identification plus précoce de la maladie au stade léger, avant l’apparition des symptômes (www.mopead.eu, 24 mars 2017). Mais, tempère aussitôt, dans le cadre des Assises, le Pr Amouyel, la culture juridique et administrative française, à l’inverse de la pratique anglo-saxonne, ne se prête guère à ce genre d’expérience : « Faire des essais cliniques sur des patients qui ne sont pas encore diagnostiqués est très compliqué, voire irréalisable. Les raisons réglementaires qui justifieraient cela mériteraient plus de transparence et un effort de réflexion » (www.latribune.fr, 7 mars 2017).
Autre obstacle – lui aussi proprement culturel – à ce chantier, pourtant capital : en France, le travail social est une profession tenue à l’écart du champ universitaire. Pas de doctorat en travail social. D’où l’impossibilité (ou l’extrême difficulté) de participer aux conférences mondiales et aux échanges d’idées à l’échelle internationale (Actualités sociales hebdomadaires, 3 mars 2017).
Deuxième chantier : habiter. Entre le logement privé et l’établissement, l’habitat alternatif tend à se développer, répondant ainsi à une aspiration de plus en plus marquée des personnes âgées, handicapées et/ou atteintes de maladie neurodégénérative : choisir leur lieu de vie et, éventuellement, avec qui le partager. Mais ici encore, la tradition française, qui distingue le social du médico-social, rend difficile l’élaboration d’un modèle juridiquement et budgétairement soutenable (ibid., 16 mars 2017). Dans cet esprit, le collectif inter-associatif Habiter autrement publie une étude qualitative sur dix projets, combinant « l’attention bienveillante des habitants et des intervenants entre eux pour détecter les difficultés ou les situations de crise », « l’aide à la personne et aux actes de la vie quotidienne » et « l’aide à l’inclusion sociale » (ibid., 24 mars 2017).
Au Japon, des pionniers tentent de recréer les réseaux de voisinage. Dans une petite ville à l’Est de Tokyo, où une personne sur deux a plus de soixante-cinq ans et plus de 60% vivent seules, Takumi Nakazawa, quatre-vingt-deux ans, a créé une association : une cafétéria a été aménagée, où les habitants passent quand ils veulent pour boire un thé. L’association publie également un mensuel, pour les sensibiliser à la nécessité de lutter contre le phénomène du kodokushi, la mort dans la solitude (www.lacroix.com, 6 mars 2017).
Troisième chantier : intégrer. Chaque personne atteinte de la maladie d’Alzheimer est un cas particulier, irréductible à tous les autres. Mais il est des cas encore plus particuliers : ceux qui ne parlent pas la langue, ou ne partagent pas la même culture. Les gérontologues du CHU de Fort-de-France, à la Martinique, se sont vite aperçus que le test MMSE (mini mental state examination), utilisé pour la détection et le suivi des troubles cognitifs, était peu utilisable avec des personnes parlant majoritairement le créole. Ils ont donc imaginé une version spécifiquement adaptée à ce contexte (Gériatrie Psychologie Neuropsychiatrie du Vieillissement, mars 2017). En Australie, une équipe de chercheurs en neurosciences a constaté que les Aborigènes chutent deux fois plus et présentent trois fois plus de troubles dépressifs qu’en population générale, ce qui était lié à des croyances ancestrales : des groupes de parole, animés par des personnes de leur peuple, ont permis de les ramener à la norme (www.fightdementia.org, mars 2017).
À chacun sa temporalité, son rythme de vie, son découpage du temps de l’horloge ; « des soignants qui courent et des seniors qui attendent ». Trouver un équilibre entre ces deux visions – ces deux perceptions – du temps : voilà peut-être le cœur même du défi culturel que doivent affronter ceux qui soignent ou accompagnent les personnes atteintes de troubles cognitifs (Doc’Alzheimer, janvier-mars 2017).
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole