Editorial - Sujet

Édito

Date de rédaction :
01 août 2017

L’objet se laisse manipuler, déformer, écraser. Il ne prend aucune part à ce qu’il lui advient. Même réduit par la maladie d’Alzheimer, qui tente de lui imposer la volonté de l’Autre, fût-elle bienveillante, le sujet reste l’agent de son propre destin. Il ne cesse d’opposer une forme de résistance. Rien ni personne ne peut lui retirer sa qualité de sujet.

Deux verbes résument les deux pôles de cette irrépressible résilience : consentir, agir.

« Avant de regarder l’autre, le soignant étudiera l’intérêt de l’approche et de l’accroche du regard : ils sont les révélateurs de l’acceptation de l’autre. Ils offrent un contact visuel et chaleureux », écrit Philippe Giafferi, consultant à l’association Alzheimer Formation Conseil.  L’acceptation du soin (et du soignant) par la personne malade est la première condition de toute prise en charge. Elle est elle-même soumise à l’obligation d’empathie. L’acceptation doit être réciproque.  Le refus éventuel risque d’être sans appel (Direction(s), avril-juin 2017).

Après le langage du regard, celui de tous les sens véhicule, lui aussi, quelque chose comme un consentement, souvent source de plaisir, à l’offre que formule le soignant. À l’accueil de jour Aux Lucioles de Reyrieux (Ain), tout est prétexte à la sensorialité, ce qui permet d’engager une communication avec les personnes qui ne parlent plus. Les animatrices ont décidé de créer, de façon artisanale, des objets de relation sensorielle : une couverture en patchwork, des pompons, des mobiles colorés, qui permettent à chacun de venir avec ses envies et ses facultés de création. Un jardin thérapeutique offre un chemin de promenade favorisant l’éveil des sens et la réminiscence (Doc’Alzheimer, avril-juin 2017).

Savoir ou ne pas savoir : telle est, face à la possibilité du diagnostic précoce, une des premières souverainetés (même implicite, même muette) de la personne malade. Intérêt limité, en raison de l’absence de traitement efficace, risque « d’une anxiété qui peut être dommageable pour la qualité de vie ». Mais, à l’inverse, possibilité de planifier des « soins de support » (rééducation cognitive et physique) pour limiter les effets des symptômes les plus invalidants, de mettre en place des stratégies de prévention de certains risques, de rédiger des directives anticipées.  En toute hypothèse, ne jamais « dire » sans s’assurer de la prise en charge et du devenir des patients ayant reçu un diagnostic précoce (www.theconversation.com, 26 juin ; www.la.croix.com, 4 juillet 2017).

Cette souveraineté inaliénable de la personne atteinte de troubles cognitifs, les notaires ont à l’affronter, à la mesurer, à la reconnaître tout au long de leur pratique professionnelle. Selon une enquête menée par la Fondation Médéric Alzheimer, 41% d’entre eux citent, parmi les signaux d’alerte qu’ils ont appris à détecter, la nervosité excessive de la personne, son état de confusion, sa difficulté à trouver ses mots. 65% demandent à leur client de reformuler sa position avec ses propres mots. Les deux tiers sont amenés à s’interroger sur sa pleine liberté : n’est-il pas sous l’emprise d’un tiers ?  Et, dans ce cas, un entretien en tête à tête s’impose. Au cours des trois dernières années, 79% des notaires ont refusé de recevoir des actes parce qu’ils doutaient de la capacité de leur client (www.fondation-mederic-alzheimer.org, juin 2017).

Affichée sur les murs des EHPAD, la charte Alzheimer Ethique et Société reconnaît le droit de la personne malade à être, ressentir, désirer et refuser. Elle enjoint de respecter sa citoyenneté et de favoriser son accès à la recherche.  « Les chercheurs ne doivent pas sous-estimer les capacités de jugement et de discernement des personnes malades, écrit Alexandre Obœuf, de l’Université Paris-Descartes. Celles-ci sont présumées capables de consentir jusqu’à preuve du contraire. La présence de troubles cognitifs, d’un diagnostic de la maladie d’Alzheimer ou d’une mesure de protection juridique ne signifie pas nécessairement que la personne est dans l’incapacité de donner ou de refuser son consentement » (Recherches et Educations, hors-série, mai 2017).  Ici le consentement reste muet. Le sujet enclos dans le silence reste plus que jamais sujet.

La personne malade qui participe à un « jeu sérieux (serious game), conçu et organisé par des spécialistes des neurosciences de l’Université de Cambridge (Royaume Uni), exerce-t-elle, elle aussi, sa souveraineté de sujet ?  Le geste de sa main relève-t-il de l’agir ? Oui, à un certain degré, puisqu’elle est consciente qu’il s’agit bien de « gagner » ; que l’entraînement (huit semaines d’apprentissage) assure toujours la victoire face au groupe témoin ; que les joueurs continuent à pratiquer le jeu, à l’issue de l’expérience, parce qu’ils y trouvent du plaisir (www.cam.ac.uk/research/news/brain-training—app-found-to-improve-memory-in-people-with-mild-cogntive-impairment, 2 juillet 2017).

Voyager, se déplacer dans la ville, c’est – bien sûr – aller plus loin dans l’agir. Les militants écossais de l’association Upstream s’efforcent d’affronter directement les réalités de la vie quotidienne. Ils travaillent avec des personnes atteintes de démence pour découvrir et partager leur expérience du voyage. Il s’agit de « placer la voix des personnes malades au cœur de la future conception des services de mobilité, en développant des formations pour les opérateurs de transport et en créant des espaces pour participer et contribuer à la conversation ».  Upstream opère en collaboration avec la Fondation Life Changes Trust, qui se donne pour mission de soutenir la transformation de la qualité de vie, du bien-être et de l’inclusion des personnes malades, en liaison avec des jeunes ayant l’expérience de leur accompagnement (www.upstream.scot.https, 7 juillet 2017).

Deux animatrices d’une association d’aide à domicilede l’Aisne, Mille et une vies, ont eu l’idée de construire un projet d’animation autour de l’œuvre de Matisse. Elles ont constitué un groupe hétérogène de onze personnes à différents stades du déclin cognitif, ce qui permet aux plus valides d’aider les autres. Le premier atelier s’est tenu à la bibliothèque municipale de Soissons, pour faire des recherches sur le peintre et effectuer sur ordinateur des copies d’œuvres. Un deuxième atelier s’est déroulé au musée Matisse de Cateau-Cambrésis, sous la forme d’une visite guidée, avec des accompagnatrices spécialement formées. Puis les participants se sont efforcés de reproduire les œuvres qu’ils avaient sélectionnées, ce qui aboutit à une exposition à la bibliothèque. Bilan : une mise en capacité des personnes malades, un sentiment d’intégration à un groupe, et surtout beaucoup de plaisir (Doc’Alzheimer, avril-juin 2017).

Au Royaume-Uni, le projet DEEP (projet pour la participation et la mise en capacité des personnes atteintes de démence) rassemble des groupes de personnes malades pour les aider à « essayer de changer les dispositifs et les politiques qui affectent leur vie ». Rien que cela ! Dans ce cadre, les personnes ont été formées à utiliser un mini téléphone portable pour enregistrer en temps réel leurs pensées et leurs expériences. Une sélection des témoignages de ces Dementia Diarists (Chroniqueurs de la démence) est publiée tous les deux mois dans le Journal of Dementia Care. (Journal of Dementia Care, juillet-août 2017).

Interrogés par des chercheurs de l’Université Paris-Diderot et de l’Université catholique de Lille sur leur représentation du bien-être, vingt-quatre résidents d’un pôle d’activités et soins adaptés (PASA) en EHPAD mettent l’utilité et le lien social au centre de leurs préoccupations, bien avant leur santé ou la qualité de l’accueil. « Ils sont, conclut l’enquête, capables d’expliciter leur choix par eux-mêmes, avec une grande cohérence d’une personne à l’autre. » (Recherches et Educations, op.cit.). Ils se veulent, avant tout et malgré tout, pleinement sujets.

Jacques Frémontier

Journaliste bénévole