Le moral et le portefeuille
Édito
« Tenir la chaîne par les deux bouts » : voilà le conseil de bon sens que l’on répétait communément, il y a quelques années, dans les familles, les associations et même parfois les partis politiques. Cela voulait dire, par exemple, assurer tout à la fois l’équilibre de son budget et celui de sa vie (ou celui de la collectivité), surveiller d’un même œil ses finances et sa santé physique et morale.
Il semble bien, à lire les médias, que ce conseil de la sagesse populaire fasse de plus en plus réfléchir tous ceux qui participent à la lutte contre la maladie d’Alzheimer.
Combien ça coûte, la maladie d’Alzheimer ? Aussi curieux que cela puisse paraître, les calculs restent aujourd’hui relativement imprécis.
Au Congrès mondial Alzheimer, qui vient de se tenir à Singapour, un professeur suédois a présenté une étude sur l’impact économique de la maladie à l’échelle de la planète : les coûts sociétaux seraient estimés à 239 milliards d’euros, dont 79,6 milliards d’aide informelle apportée par les familles (37% du total) (www.adi2009.org , 24 mars). Aux Etats- Unis, où huit millions de personnes de plus de soixante-cinq ans sont atteintes (c’est la sixième cause de décès), l’ensemble des coûts directs et indirects, comprenant la valorisation de l’aide informelle (8,5 milliards d’heures par an), est estimé à 148 milliards de dollars, soit 112 milliards d’euros (www.medicalnewstoday.com , www.alz.org , 26 mars).
En France, où le coût de la dépendance, toutes causes confondues, est évalué à seize milliards d’euros (Fondation du risque, Actes du colloque du 4 décembre 2008 , mars 2009), la maladie d’Alzheimer représenterait, selon deux professeurs de santé publique de Toulouse, un coût de 4,5 à 5 milliards d’euros par an (Documentation française , mars 2009). Le risque serait de se diriger de plus en plus vers une société duale : d’un côté ceux qui pourront se payer des soins leur permettant de rester à domicile dans de bonnes conditions ou de se retirer dans des institutions confortables, de l’autre ceux qui devront compter sur la solidarité nationale (Fondation du risque, ibid.).
Et par personne, combien cela coûte ? Aux Etats Unis, où le calcul a été fait à partir des données d’assurance maladie publique et privée, trente-trois mille dollars par an, soit vingt-cinq mille euros (ou encore : trois fois plus que le coût annuel de la prise en charge d’une personne âgée sans maladie d’Alzheimer) (www.medicalnewstoday.com , www.alz.org , 26 mars). Le reste à charge des familles pour l’hébergement d’un proche atteint de la maladie serait alors de 16 389 dollars (12 419 €), selon le rapport annuel 2009 de l’Association Alzheimer américaine (www.alz.org , 24 mars ; www.nlm.nih.gov , même date).
En France, la Fondation de coopération scientifique lance un vaste appel à projets pour réaliser, entre autres, une « évaluation micro-économique des modalités de prise en charge », à partir d’une analyse des « trajectoires de patients entre le médical et le médico-social » et devant « déboucher éventuellement sur des micro-simulations des dépenses individuelles ». Les chiffres dont on dispose montrent la stabilité de l’implication familiale et la faiblesse de l’effet de substitution de l’aide informelle (par des proches) par l’aide formelle (des professionnels). La FCS invite aussi à des travaux de recherche sur les moyens de reconnaissance économique de l’aide informelle, notamment sous forme de salarisation. Elle s’interroge sur « les coûts cachés de la maladie d’Alzheimer au niveau des familles ». « Peut-on identifier des phases dans l’évolution de la maladie au cours desquelles le poids de la charge sur l’aidant s’intensifie et tenter de le mesurer ? » L’objectif de ces recherches est, bien évidemment, d’en déduire des dispositifs de soutien plus adaptés (Plan Alzheimer 2008-2012, Appel d’offres pour l’identification d‘un réseau thématique interdisciplinaire ,www.plan-alzheimer.gouv.fr , www.cnsa.fr , avril 2009).
Des études ponctuelles sur les rapports coût/efficacité sont, d’ores et déjà, menées un peu partout dans le monde. Des chercheurs néerlandais ont ainsi montré l’intérêt économique d’un service de diagnostic multidisciplinaire intégré dans une consultation ambulatoire de psychogériatrie : un avantage mesurable en termes de qualité de vie pour un coût supplémentaire moyen de soixante-cinq euros (Archives of General Psychiatry , mars 2009). Dans le même esprit, un EHPAD de l’Essonne a démontré que la présence d’une infirmière de nuit ne coûte que quinze mille euros de plus que le recrutement d’une aide soignante supplémentaire, mais permet de diminuer considérablement le nombre d’hospitalisations, soit une économie globale potentielle de trois cent vingt-quatre mille euros hors transport d’urgence (Le Journal du médecin coordonnateur , mars-avril 2009).
Une des solutions d’avenir pourrait être le développement du bénévolat, dont certains voudraient élaborer un véritable statut (La Gazette Santé Social , avril 2009). 2011 sera l’Année européenne du bénévolat : la Commission cherche à mettre au point une définition qui soit commune aux vingt-sept Etats membres (CEC. Demography Report 2008 : Meeting Social Needs in an Ageing Society , novembre 2008). Une importante Fondation française a initialisé un processus de formation pour améliorer les compétences de ses équipes bénévoles, dans le but de maintenir « un supplément d’humanité » (Engagements. La revue de la Fondation Léopold Bellan, février 2009). Certains vont même jusqu’à élaborer une charte du bénévolat, que chaque postulant doit signer et s’engager à respecter (Les Cahiers de la FNADEPA , mars 2009).
Comment financer la satisfaction des gigantesques besoins que génère la maladie d’Alzheimer ? La solidarité familiale joue, bien sûr, un rôle primordial, très lié au capital social de la personne (Bulletin trimestriel FNG-Cleirppa , janvier-février 2009 ; Gray A. The social capital of older people , janvier 2009). D’après l’enquête européenne SHARE, plus de 80% des personnes dépendantes reçoivent de l’aide de leur entourage proche, qui peut impliquer des contributions financières, mais repose pour l’essentiel sur des transferts en nature. Le risque existe que la mise en place de services d’aide professionnelle subventionnée ne conduise à une réduction ou une éviction de l’aide familiale. Mais si l’analyse économique permet de souligner certains enjeux, elle reste très secondaire devant les dimensions anthropologiques du problème, dès lors qu’on touche à la définition même de la relation de parenté et de la relation de travail (Fondation du risque, op.cit.).
Devant l’ampleur de la crise économique, les gouvernements semblent parfois hésiter aujourd’hui à faire jouer la solidarité nationale (ou du moins en retardent-ils les échéances). C’est ainsi que le projet de loi sur le cinquième risque connaît de nouveaux ajournements et que les différents acteurs du secteur de la dépendance s’inquiètent souvent d’une circulaire budgétaire qui réduit les moyens de certains établissements au profit d’autres plus mal dotés (Actualités sociales hebdomadaires , 27 mars ; www.lagedor.fr , 31 mars ;www.agevillagepro.com , 6 et 14 avril).
Le recours à l’assurance dépendance paraît encore en France assez limité dans ses effets : s’il peut permettre en moyenne à une personne dépendante de disposer d’environ trois cents euros par mois, il ne faut pas oublier que la dépendance lourde représente un budget mensuel de deux mille à trois mille euros en EHPAD et que le cumul retraite APA ne suffit pas à écarter le risque de ponctionner les ressources des descendants, voire de devoir liquider une part importante du patrimoine. Ici encore on retrouve le spectre d’une société duale : ceux qui en auraient le plus besoin sont ceux qui sont le moins bien assurés pour des risques de long terme (Fondation du risque, op.cit .)
Lutter contre la maladie d’Alzheimer, c’est aussi et surtout, plus que jamais, veiller à la qualité de vie de ceux qui en sont atteints et de leur entourage. Il semble bien que cet enjeu majeur soit de plus en plus pris en compte par les différents acteurs. Avec, cependant, de très réelles limites : « Considérer une personne de grand âge comme une personne à aider, quand ce n’est pas un « objet de soins » bien codifié par une grille d’évaluation de sa dépendance, et non comme un sujet désirant, est une erreur encore trop répandue dans notre société », écrit le Dr Pierre Gaillet, membre du Haut comité de santé publique (Les Cahiers de la FNADEPA , mars 2009). Une équipe de chercheurs australiens a montré qu’un protocole de soins centrés sur la personne (person-centred care ) réduisait de façon mesurable l’agitation de la personne malade et certains de ses symptômes psychiatriques (chutes, hallucinations), tout en abaissant le coût du traitement (Lancet Neurology , avril 2009 ; www.docguide.com , 13 mars). Mais une telle approche, fait remarquer un responsable de la Haute autorité de santé, « impose des modifications profondes de nos systèmes de santé et surtout de pensée » (www.has-sante.fr , avril 2009). Dans le même esprit, un chercheur canadien travaille depuis des années sur la narration d’histoires par les personnes âgées, ce qui met en cause la notion du temps et la représentation de soi (International Journal of Geriatric Psychiatry , mars 2009).
Longtemps ignorée, ou presque, la qualité de vie des aidants familiaux devient aujourd’hui de plus en plus une préoccupation majeure. Le Dr Mary Mittelman, psychiatre à l’Université de New York, qui vient de recevoir le premier prix mondial pour la recherche en sciences psychosociales sur la maladie d’Alzheimer, décerné conjointement par Alzheimer’s Disease International et la Fondation Médéric Alzheimer à l’occasion du congrès mondial Alzheimer à Singapour, a conçu et réalisé une intervention destinée à améliorer les compétences des aidants, en mobilisant le soutien des réseaux familiaux existants et en offrant la possibilité d’être conseillé tout au long du processus. Quatre cent six aidants ont été suivis pendant dix ans et l’impact de l’intervention a été évalué à tous les stades de la maladie, tous les quatre mois la première année, puis tous les six mois par téléphone ou en face à face. Un groupe expérimental a bénéficié de six sessions de conseil individuel et familial, puis a accepté de participer à des groupes de soutien. L’intervention a permis de maintenir les personnes malades à leur domicile pendant plus d’un an et demi de plus que les personnes du groupe témoin (www.adi2009.org , 27 mars).
Le deuxième prix a été décerné à Daniel George, un jeune doctorant en anthropologie médicale à l’Université d’Oxford (Grande Bretagne). Daniel George et l’équipe dans laquelle il travaille tentent de vérifier l’hypothèse selon laquelle le bénévolat intergénérationnel pouvait améliorer la qualité de vie des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, en influant sur les cinq principales variables bio-psychosociales : le fonctionnement cognitif, le stress, la dépression, la compréhension de la finalité et le sentiment d’être utile. Un groupe a participé à des activités de lecture et d’écriture avec des enfants de maternelle et de primaire, à des entretiens sur leur histoire de vie, à des projets artistiques et des discussions. Les chercheurs ont constaté que, par rapport à un groupe témoin, le groupe expérimental connaissait un déclin cognitif plus faible et une réduction significative de l’anxiété (ibid. ). C’est dans cette perspective que le Conseil économique, social et environnemental (CESE) recommande d’intégrer de l’intergénérationnel dans l’urbanisme (CESE , 19 mars). Ou que, dans un quartier de Bordeaux, les retraités atteints de la maladie d’Alzheimer et les tout petits de la crèche voisine se côtoient au quotidien pour replonger les aînés dans leurs souvenirs et entraîner les enfants dans un univers différent (www.lest-eclair.fr , 29 mars).
Les uns et les autres tomberaient sans doute d’accord avec Michael Verde, atteint de la maladie d’Alzheimer et président de Memory Bridge , qui a créé une communauté virtuelle pour « apprendre des personnes malades ce qu’elles ont à nous enseigner sur notre propre humanité ». « C’est une drôle d’histoire triste, ou une triste histoire drôle, nous dit-il, je ne peux pas décider. Dans les deux cas, c’est vrai, et vous pourriez réfléchir à deux fois pour savoir lequel de nous deux est réellement absent ».
Décidons d’être présents.
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole