Dépendance, interdépendance, indépendance
Édito
Le Petit Robert ou le Petit Larousse illustré ouvrent parfois, en particulier pour les amateurs de mots croisés, des pistes de réflexion inattendues à mille lieux, semble-t-il, des problèmes de linguistique ou de lexicologie. Cherchons, par exemple, au mot « dépendance » (qui, dans les vieilles éditions, ne renvoie pas du tout au concept médico-social tellement présent dans nos préoccupations d’aujourd’hui). Nous trouvons une série de dérivés ou d’antonymes, « interdépendance », « indépendance », qui nous font penser tout aussitôt à une façon quelque peu différente d’aborder la maladie d’Alzheimer. Et si nous tentions de faire face aux problèmes sociaux, psychologiques, économiques, culturels posés par la maladie en nous servant de ces deux outils re-découverts dans le dictionnaire : créer du lien (interdépendance), essayer de relâcher le lien (indépendance) ?
Le premier lien à renouer (faudrait-il dire : à instaurer ?), c’est peut-être celui qui fait si souvent défaut entre les différents acteurs intervenant autour de la personne malade, ballottée entre le secteur médical et le médico-social, la médecine de ville et l’hôpital, la neurologie et la gériatrie, l’ergothérapie, la psychologie, – la liste est loin d’être exhaustive -, c’est-à-dire au milieu du maelström créé par des blocages culturels, voire corporatistes s’opposant à la création d’une offre polyvalente. Les nouveaux Pôles d’activités et de soins adaptés (PASA) constituent sans doute un pas important dans cette direction : ils accueillent dans la journée les résidants de l’EHPAD ayant des troubles du comportement modéré et leur offrent des activités sociales et thérapeutiques ; ils regroupent une équipe obligatoirement composée d’un psychomotricien et/ou d’un ergothérapeute, d’assistants de soins en gérontologie et d’un psychologue à temps partiel ; ils travaillent en partenariat avec les acteurs de la filière gériatrique, ainsi qu’avec une équipe psychiatrique publique ou privée (DGAS, Cahier des charges relatif aux PASA et UHR , mai 2009). Sur un modèle assez proche mais plus classique, les Unités d’hébergement renforcées (UHR) accueillent des personnes ayant des troubles du comportement sévères, altérant leur sécurité et leur qualité de vie, ainsi que celles des autres résidants. Ici le médecin de l’unité constitue le pivot du groupe et permet de coordonner et de suivre son projet de soins et de vie spécifique (ibid .).
Le second lien, parfois négligé, c’est celui qui ne devrait jamais être relâché avec les familles. L’architecture des PASA doit toujours offrir des lieux de vie sociale permettant d’accueillir les proches de la personne malade. En UHR, l’adhésion de l’entourage familial, toujours tenu informé des modalités de la prise en charge, doit être activement recherchée par l’équipe soignante pour la mise en œuvre du projet ; une réunion doit être organisée au moins une fois par trimestre, toute décision de sortie doit être prise en concertation étroite (ibid .). Des plateformes de répit, en nombre limité, vont proposer aux aidants familiaux une offre diversifiée et coordonnée de répit et d’accompagnement afin de dégager du temps libéré ou « assisté » à leur profit (www.capgeris.com , www.agevillage.com , 11 mai ;www.cnsa.fr , 22 janvier ; www.cnsa.fr , www.plan-alzheimer.gouv.fr , www.fondation-mederic-alzheimer.org , mai 2009).
La nécessité d’un lien intergénérationnel constitue sans doute une découverte plus récente. Le 29 avril 2009 a été proclamé première journée européenne de la solidarité entre les générations. La solidarité, rappelle Geneviève Laroque, signifie « lien d’obligations réciproques, interdépendance de personnes, groupes, organisations matérielles ou non (…) Toute l’organisation sociale est fondée sur cette interdépendance ». A l’occasion de cette journée a été lancé un programme « GrandirVieillir ensemble », qui associera les jeunes des Conseils municipaux d’enfants et de jeunes, en lien avec l’Observatoire de l’âgisme (www.agevillage.com , www.anacej.asso.fr , www.fng.fr , 27 avril). Nadine Morano, secrétaire d’Etat à la Famille, envisage de créer un groupe de travail sur le logement intergénérationnel (Le Parisien , 29 avril ; www.agevillagepro.com , 5 mai). Entre les résidants de quatre maisons de retraite autour de Carcassonne (Aude) et les jeunes filles d’une classe de seconde est né le projet « Les Filles de Monsieur Jules », une pièce de théâtre permettant aux lycéennes d’imaginer que, dans soixante-dix ans, ce seront elles qui seront en maison de retraite (www.ladepeche.fr , 7 mai).
Mais les liens qui respectent la dignité des individus sont aussi ceux dont chacun peut, d’une certaine façon, se libérer. Il ne s’agit pas de lâcher sans contrôle dans la nature les personnes atteintes de la maladie, mais bien de délimiter des zones d’indépendance.
Les progrès de la technologie laissent espérer qu’une telle perspective ne reste pas utopique. L’université de Newcastle (Angleterre) fait ainsi appel au numérique : une cuisine équipée de capteurs a été conçue pour assister les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer dans leurs tâches quotidiennes (www.maxisciences.com , 2 mai). Des chercheurs de l’université de Sheffield (Angleterre) se sont donné pour but de développer des technologies qui aident ces personnes à pratiquer des activités leur donnant du plaisir : par exemple, un MP3 simplifié, ou un prompteur pour la conversation… Ou encore l’école d’informatique de l’université de Dundee (Ecosse) a mis au point un outil interactif pour promouvoir leur créativité musicale (ALTER, Revue européenne de recherche sur le handicap,avril – juin 2009 ; Computers in Human Behavior , Riley et al. mai 2009).
L’architecture des unités spécifiques Alzheimer doit être spécialement conçue pour éviter le sentiment d’enfermement : elle doit respecter la liberté d’aller et venir, permettre une circulation libre et sécurisée des résidants déambulants. Même en unité d’hébergement renforcée, il convient que l’espace s’ouvre sur une terrasse ou un jardin clos et sécurisés, auxquels les résidents aient un libre accès (DGAS , op.cit .).
Les directives formulées par le Ministère mettent particulièrement l’accent sur cet impératif de combiner liberté et sécurité. Il s’agit de permettre le plus possible à la personne malade des activités quotidiennes rappelant celles qu’il pouvait pratiquer à domicile, de répondre à ses besoins d’autonomie et d’intimité (ibid. ).
Jamais la maladie d’Alzheimer n’a autant fait parler d’elle. Thierry Ardisson et Marc-Olivier Fogiel se disputent la présence de Fabienne Piel, qui raconte dans « J’ai peur d’oublier » comment, à quarante-cinq ans, elle a pris soudain conscience de son état quand elle a oublié sa chienne pendant deux jours dans le coffre de sa voiture (www.europe1.fr , 29 avril ; www.ozap.com , 10 mai). « La maladie nous relègue à l’intérieur de nous-mêmes, écrit-elle. Nous végétons dans un monde parallèle. » (www.leparisien.fr , 2 mai). Le Centre Pompidou projette le 25 mai le film Parce que je rêve pas , de Pascale Kaparis, peintre et vidéaste, qui a enquêté pendant des mois dans une unité de vie spécialisée d’Avallon, auprès de femmes atteintes de la maladie (www.centrepompidou.fr , 5 mai ;www.senioractu.co m, 7 mai). Les films et les romans, les documentaires et les récits se succèdent.
Cette inflation éditoriale, télévisuelle, cinématographique témoigne peut-être, espérons-le, que les mentalités françaises connaissent aujourd’hui une évolution profonde : la maladie d¹Alzheimer cesse peu à peu d¹être un secret de famille, quelque chose que l’on cache, dont on a peur et parfois même un peu honte. Cela commence à devenir, à l’instar de ce qui s’est produit depuis longtemps dans les pays anglo-saxons et en Europe du Nord, une maladie que l’on ne sait pas encore guérir, mais avec laquelle il faut essayer de trouver des accommodements qui aident à vivre.
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole