De personne à une personne
Édito
Hier encore tout homme ou toute femme qui était frappé de la maladie d’Alzheimer devenait peu à peu, insensiblement, quelqu’un qu’on ne voyait plus, qu’on n’identifiait plus, autrement dit : personne. Aujourd’hui, et de plus en plus, chacun reconnaît que le malade reste, malgré toutes ses incapacités, ce qu’il n’a jamais cessé d’être : une personne. Quelqu’un avec des émotions, des désirs, un langage (fût-il dégradé). Et qu’il doit être entendu (même si cela pose des problèmes de communication) et respecté.
Sur le même modèle, le mari ou l’épouse, le fils ou la fille qui consacrent des années de leur vie à aider leur proche atteint de la maladie étaient regardés, il y a peu, avec une sorte de compassion qui se déguisait en admiration. « Comme ils sont extraordinaires de dévouement ! », s’exclamait-on, ce qui dispensait de les aider. Petit à petit, grâce notamment à l’action des associations, relayées par les pouvoirs publics, la prise de conscience s’est faite qu’ils étaient, eux aussi, des personnes et que la société avait le devoir de les soutenir pour leur permettre d’assumer leur rôle tout en restant eux-mêmes.
Cette double reconnaissance est une condition fondamentale de toute action efficace contre la maladie d’Alzheimer.
Où se situer quand on commence à perdre ses repères dans le temps et dans l’espace ? Une psychogériatre américaine a poussé le questionnement jusqu’à une ultime limite : pour simuler les troubles cognitifs, elle a imaginé un casque diffusant en boucle une « bande de confusion », associant des bruits de l’environnement, un fond sonore statique, des sirènes fortes et des bips sporadiques. Cette cacophonie induit un « chaos mental », supposé similaire à celui que peuvent éprouver les personnes atteintes. Une fois les participants (eux en parfaite santé…) appareillés, on leur demande de réaliser des tâches de la vie quotidienne ! Rien de mieux, paraît-il, pour aider les aidants (voire les soignants professionnels) à mieux comprendre les besoins de celui ou celle dont ils ont la charge (www.abcnews.go.com , 30 juin). Il s’agit, au plus haut point, de se mettre à la place de l’autre et de faire l’expérience de sa souffrance.
Le problème se pose avec une particulière acuité dès la minute de l’annonce du diagnostic. Quel impact sur la relation à soi-même ? Quelle stratégie adopter pour faire face ? Essayer de « positiver » ? Exprimer ses émotions ? Chercher à se distraire ? Deux psychologues de l’Université catholique de Louvain (Belgique) ont remis à la Fondation Roi Baudouin un rapport analysant les discussions qu’elles ont organisées dans le cadre de groupes de rencontre pour personnes au stade léger (Fondation Roi Baudouin , octobre 2008).
L’essentiel, ce serait de garder, le plus longtemps possible, une image de soi positive. Le questionnaire d’auto-évaluation « bientraitance » de l’ANESM (Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux) pose du reste cette question : « La culture, le projet et l’organisation de l’établissement favorisent-ils, pour les personnes accueillies, une image de soi positive ? ». Il paraît que, devant une telle question, le président du Conseil de vie sociale de l’établissement, invité à répondre, au même titre que le directeur, sera plongé « dans un abîme de solitude » quand il devra choisir entre « jamais, parfois, souvent, toujours ». C’est du moins ce qu’affirme le Syndicat national des établissements et résidences privées pour personnes âgées. (LaLettre du SYNERPA , 24 juin).
La tâche s’annonce assez rude, quand on s’aperçoit, par exemple, qu’au Japon, même si la situation s’améliore, 39% des jeunes (contre 42% il y a cinq ans) et 53% des personnes âgées (contre 57%) pensent encore que la maladie d’Alzheimer est une maladie honteuse (Int Psychogeriatrics , 11 mai).
Parler. S’exprimer par tous les moyens. Voilà la stratégie vitale par laquelle la personne malade va s’efforcer d’affirmer (ou de prouver) qu’elle reste, tout justement, une personne. Richard Taylor, frappé depuis sept ans, et dont nous avons déjà souvent parlé, publie sa seizième lettre : « Si je ne peux pas toujours dire ce que je veux dire et/ou si j’ai des difficultés à réfléchir à ce que je dis, puis-je trouver d’autres formes d’auto-expression pour laisser sortir ce qui est en moi ? Laisser sortir l’expression, pour permettre aux autres de mieux m’apprécier et peut-être même de me comprendre, pour avoir une meilleure impression de moi-même ? La réponse est oui, oui, oui » (Richard Taylor, Alzheimer from the inside out , juin 2009).
« Nos vies sont une accumulation d’histoires qui n’attendent que d’être racontées », a coutume de dire Lauren Holland, qui anime, en Caroline du Sud (Etats Unis), un programme intitulé Living Words (Des mots vivants), comprenant un site web et des ateliers de soutien à des personnes malades à un stade précoce. Pendant environ trente minutes, chaque participant choisit un sujet, puis écrit quelques phrases, à partir de quelques questions, avec l’aide d’une sorte de moniteur (www.livingwordsprogram.com , 18 juin).
En France, l’association France Alzheimer a ouvert sur son site une rubrique permettant aux personnes malades jeunes ou à un stade précoce de la maladie de s’informer et de témoigner, afin qu’elles restent « acteurs de la maladie ». C’est l’une d’entre elles, Fabienne Piel, auteur du récent ouvrage « J’ai peur d’oublier », qui en partagera la responsabilité. Depuis le 1er juillet, une permanence téléphonique, tenue par Richard Verba, lui-même jeune et malade, a été mise en place. « Je me réjouis, dit-il, de pouvoir changer l’image de la maladie » (www.agevillage.com , 29 juin ; www.francealzheimer.org , 24 juin).
Mieux encore : c’est la personne malade elle-même qui doit de plus en plus participer aux décisions la concernant. Selon le philosophe Michel-Pierre Geoffroy, le soin peut se résumer par la formule : « Pour et avec la personne malade ». « Pour » renvoie à la bienfaisance ou la bientraitance ; « avec » à son autonomie ; « et » à la nécessaire union des deux termes sous forme d’un accompagnement (Gérontologie et Société , juin 2009). Il faut, rappellent des chercheuses australiennes, que l’expérience de la personne malade devienne le point de départ de la réflexion architecturale sur les lieux d’hébergement et de la philosophie de la prise en charge ; qu’un changement de culture s’opère pour que la personne devienne un participant de la vie quotidienne plutôt qu’un « receveur de soins » (Dementia , mai 2009).
En France, le Conseil national de l’Ordre des médecins vient de s’élever contre la remise en cause du libre choix du médecin par les établissements d’hébergement de personnes âgées dépendantes (EHPAD). Les résidants ont un droit imprescriptible à se faire suivre par leur médecin traitant et à réclamer la mise en œuvre des décisions thérapeutiques prises par lui dans leur intérêt. L’entrée en institution ne doit pas aliéner cette liberté fondamentale (www.agevillagepro.com , 7 juillet).
SOS, Aidants en danger ! Nous ne cessons de le répéter : les aidants familiaux sont, eux aussi, des victimes de la maladie d’Alzheimer. Selon Alzheimer Europe, qui a mené une enquête auprès de mille aidants de cinq pays (Allemagne, Ecosse, Espagne, France, Pologne), la majorité d’entre eux assument seuls le fardeau et reçoivent peu d’aides des services extérieurs, soit par manque d’informations, soit par insuffisance de ces services (www.revuedegeriatrie.fr , 7 juillet). Des chercheurs américains ont mené une étude auprès de deux mille sept cents aidants, six mois et un an après l’admission de la personne malade en maison de retraite : ils mesurent le fardeau à l’aide de nombreux paramètres et concluent à une dégradation du bien être de l’aidant (Alzheimer Dis Assoc Disord , avril-juin 2009 ; Psychol Aging , juin 2009). Dans la rubrique « Secrets de famille » de l’émissionPrimetime , sur la chaîne de télévision ABC News, Blane Wilson raconte comment il a décidé de garder auprès de lui sa mère de soixante dix-huit ans à qui le diagnostic vient d’être annoncé, ce qui ne manque pas de créer une situation explosive avec sa femme. « Ce qui fait le plus mal, dit-il, c’est de regarder votre mère et de ne plus voir la même personne » (www.abcnews.com , 30 juin).
Comment réagir ? En valorisant les aspects positifs de la relation d’aide. Selon deux sociologues et un gériatre de l’Université nationale de Singapour, il est possible de souligner, parmi les bénéfices ou les satisfactions psychologiques que l’aidant peut retirer de son rôle, ce qu’ils appellent un « renforcement personnel » : mieux comprendre la personne malade ; se sentir plus fort, plus résilient ; améliorer sa capacité à prendre conscience de sa propre situation ; améliorer ses connaissances, mais aussi ses relations avec les autres, au premier rang desquels la personne malade (Dementia , mai 2009).
Hélène, quarante ans, qui assiste à l’amnésie progressive de sa mère, semble un assez bon exemple de l‘apprentissage existentiel que peut comporter la relation d’aide. Après le déni et la révolte, elle a accepté d’inverser les rôles et de s’occuper d’elle comme si elle était sa fille. « J’ai appris à être patiente, douce. Je sais qu’il vaut mieux lui masser le dos lorsqu’elle est agitée que la gronder. Le contact physique la rassure et la calme. Elle adore quand je la berce. Elle se love contre moi et chantonne » (Les Cahiers de la FNADEPA , juin 2009). L’idée, rappelle Carol Bradley Bursack, de agingcare.com , c’est de faire plaisir : « c’est votre responsabilité de suivre son langage du corps et vous pourrez passer des moments mémorables ensemble », faire un massage léger, tenir la main, lire, chanter, faire de la musique… (www.agingcare.com , 19 juin).
La Haute Autorité de santé vient de recommander un certain nombre d’aides en faveur des aidants : information sur la maladie, sa prise en charge et l’existence d’associations de familles, psychoéducation individuelle ou en groupe, groupes de soutien, support téléphonique ou par Internet, cours de formation, thérapie familiale. Les aidants qui présentent une souffrance psychologique doivent bénéficier d’une prise en charge spécifique. Des structures d’accueil de jour ou d’hébergement temporaire doivent permettre d’alléger leur fardeau. Le but est d’encourager leurs attitudes positives ; d’augmenter notamment leur sentiment d’efficacité et de diminuer leur sentiment de fardeau ; de favoriser leur bien être ; de les encourager à prendre en charge leur santé physique et psychologique (www.has-sante.fr , 8 juillet).
Le Centre fédéral d’expertise des soins de santé de Belgique rappelle du reste qu‘« un soutien professionnalisé et de longue durée apporté aux soignants informels constitue la seule intervention retardant significativement l’institutionnalisation du patient ». Et de recommander d’imiter le programme expérimenté à New York, qui consiste en six séances de conseil individuel et familial, avec participation à un groupe de soutien et disponibilité permanente d’un conseiller ad hoc par téléphone (www.kce.fegov.be , 2 juillet ;www.lalibre.be , 3 juillet).
Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas que d’alléger la souffrance ou d’améliorer le bien-être de ces deux personnes face à face ou côte à côte : celle qui est atteinte et celle qui l’aide. Pour le gériatre Joël Ankri, la maladie d’Alzheimer interroge toute notre société. C’est un marqueur social questionnant nos attitudes et comportements, la profondeur de nos solidarités, l’organisation et la profondeur de notre système de santé et de protection sociale. L’accent mis sur son amplitude, le catastrophisme face à son expansion escomptée ne sont-ils pas aussi le reflet de nos propres angoisses face à ce monde qui change et qui, lui aussi, perd peut-être la mémoire ? (Gérontologie et Société , juin 2009).
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole