Petits problèmes avec le réel

Édito

Date de rédaction :
01 février 2010

Antigone face à Créon : avec la maladie d’Alzheimer, l’éternel combat du respect d’une certaine éthique face au tourbillon de l’amère et rude réalité se poursuit à petit bruit, traversé d’éphémères victoires, parfois suivies de silencieuses défaites. Et les deux camps souvent s’entremêlent, qui est quoi ? ce qui rend impossible tout jugement abrupt, toute condamnation prématurée. Une amorce de solution consiste sans doute à tenter de coller du plus près possible au réel, dans toute sa complexité, tout en refusant de céder sur les principes essentiels.

Prenons l’exemple du diagnostic précoce. Tout, en apparence, semble limpide : pour prendre soin, il faut d’abord savoir. Le diagnostic est donc établi de plus en plus tôt et la recherche évolue vers l’identification d’états pré-démentiels et de biomarqueurs de plus en plus subtils. Mais, en l’absence de traitements efficaces, les comportements suicidaires et les demandes d’euthanasie ne vont-ils pas augmenter ? s’interroge l’équipe du professeur Henry Brodaty, de l’Université de Nouvelles Galles du Sud (Australie) (Alzheimer’s and Dementia, janvier 2010).
Ce « d’abord savoir » connaît, du reste, dans de nombreux pays, quelques limitations singulières, dont les pouvoirs publics ne s’enorgueillissent guère : en Grande Bretagne, la démence coûte deux fois plus cher à la société que le cancer, mais la recherche sur les causes et le traitement de la maladie d’Alzheimer et des maladies apparentées ne reçoit qu’un douzième des financements attribués à la cancérologie (www.news.bbc.co.uk, 3 février ; www.alzheimers-research.org.uk, février 2010).
Agir le plus vite possible, ne pas repousser éternellement la solution des problèmes dont on a, depuis longtemps, mesuré l’urgence et la gravité : voilà un autre principe dont la crise que nous connaissons aujourd’hui fait apparaître la fragilité. Le débat sur la couverture du « cinquième risque », entamé depuis au moins deux ans, est ainsi repoussé à 2011, alors qu’un projet de loi était prévu pour 2010 : il s’agit, dit le président de la République, d’un « chantier trop important pour être traité en même temps que celui des retraites». Ce report ne semble, du reste, faire nullement polémique : « une bonne réforme dans six mois vaut mieux qu’une mauvaise dans six jours », remarque le président de l’association des directeurs au service des personnes âgées (Les Echos, 16 février).
Parfois même l’application d’une réforme parfaitement évidente commence, dans un premier temps, par aggraver, d’une certaine façon, le problème qu’il s’agissait de résoudre. La professionnalisation de l’aide à domicile, qui était un axe majeur (et légitime) du plan Borloo, entre, peu à peu, en application. Mais le recrutement d’intervenants mieux formés et plus diplômés a fait grimper les coûts, ce qui « pose un problème moral et financier, les ressources des personnes âgées étant souvent limitées » (La Gazette Santé-Social, février 2010). Tout le secteur traverse ainsi une crise grave qui voit se multiplier les dépôts de bilan (Le Monde, 10 février ; www.infos.lagazettedescommunes.com, 20 janvier ; www.lamaisondelautonomie.com, 26 janvier).
Il n’est pas jusqu’au plan Alzheimer lui-même qui, la crise aidant, ne connaisse parfois quelques difficultés face à la décevante réalité. A l’occasion du deuxième anniversaire de son lancement, la présidence de la République dresse un bilan réconfortant : soixante et un projets de recherche financés ; cinquante-quatre chercheurs recrutés ; large renforcement du maillage national en consultations mémoire ; onze expérimentations de plateformes de répit et dix-sept de maisons pour l’accueil et l’intégration des malades Alzheimer (MAIA) ; démarrage de la formation des aidants familiaux ; création de dix-sept équipes de services de soins infirmiers à domicile… (www.elysee.fr, 1er février ; www.senioractu.com et www.agevillage.com, 9 février). Mais Arlette Meyrieux, présidente de France Alzheimer, tout en reconnaissant les progrès accomplis, regrette les retards pris dans la mise en œuvre des mesures visant à améliorer le quotidien des personnes malades : « l’offre en solutions de répit est notoirement insuffisante », affirme-t-elle. « Le suivi sanitaire des aidants familiaux tarde à se mettre en place alors même qu’il permettrait de prévenir des cas d’épuisement ». Elle réclame l’instauration d’une « mesure 16 bis » qui permettrait d’aborder plus globalement la question de l’hébergement des personnes malades en établissement : augmentation des ratios de personnel, formation spécifique des intervenants, élaboration d’un projet de vie pour chaque résident (www.francealzheimer.org, www.google.com, 2 février ; www.ash.tm.fr, 3 février ; www.lefigaro.com, 5 février ; www.agevillage.com, 9 février).
Consolons-nous : la stratégie nationale anglaise contre la démence (National Dementia Strategy), lancée un an après le plan français, connaît des difficultés au moins aussi importantes : selon l’équivalent britannique de notre Cour des Comptes, elle n’atteindra pas ses objectifs à moins qu’une plus grande priorité ne soit donnée au développement des services. Bien qu’il existe des centres d’excellence en plusieurs lieux, leurs pratiques ne sont pas partagées et leur impact n’est pas ressenti par la population. La Cour demande également quelle a été la destination exacte des fonds (soixante millions de livres, soit soixante-sept millions d’euros) alloués aux Primary Care Trusts (organismes gestionnaires des dépenses de santé de ville) pour développer ces services (British Medical Journal, 14 janvier).

N’en démordons pas : face aux obstacles que, chaque jour, le réel oppose à la mise en œuvre de nos principes, il faut tenir bon. Louvoyer, contourner, mais ne pas céder.
Un exemple frappant : le libre choix du lieu de vie, pour une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer, peut paraître une utopie. Mais, selon la jolie formule de Geneviève Laroque, présidente de la Fondation nationale de gérontologie, c’est « une utopie nécessaire ». Certes les contraintes matérielles, financières, environnementales, relationnelles et celles liées à l’état de santé du malade limitent sévèrement les possibilités de choix de l’intéressé. Mais l’affirmation de cette liberté demeure nécessaire afin d’obliger à chacun à rester dans des limites éthiques exigeantes (Gérontologie et Société, décembre 2009). Pour Agata Zielenski, philosophe et bénévole en soins palliatifs, il faut substituer à l’idéal de l’autonomie, conçue comme pouvoir de vouloir, celui de « l’homme capable » et de la relation éthique comme attention aux capacités. L’autonomie devient alors moins un point de départ qu’une tâche à réaliser, et à réaliser avec d’autres (ibid).