Le regard de la liberté, les mots de la dignité

Édito

Date de rédaction :
01 juillet 2010

Une fois de plus, l’industrie pharmaceutique affiche des drapeaux en berne : après l’échec, depuis 2003, d’une douzaine de traitements potentiels expérimentés par leurs différents concurrents, les laboratoires Eli Lilly & Co viennent, à leur tour, d’abandonner les recherches sur leur médicament expérimental, le semagacestat, qui non seulement s’est avéré sans effet positif sur les fonctions cognitives, mais qui aggravait la capacité des personnes malades à effectuer des activités quotidiennes. Comme le reconnaît un analyste financier de Wall Street, « si vous ne comprenez pas comment la maladie démarre et progresse, il va être difficile de trouver un remède ou un traitement ». Résultat : les actions d’Eli Lilly ont chuté de 2,3% (www.news.businessweek.com, 28 août 2010).

Dans le même temps, la recherche marque sans arrêt des progrès dans la mise au point d’un diagnostic plus sûr et plus précoce : combinaisons nouvelles de biomarqueurs (www.aolnews.com, 9 août 2010), mise à jour internationale des critères (www.alz.org, 13 juillet 2010). Mais les réserves que nous avons déjà formulées restent plus que jamais d’actualité, et c’est Martin Winckler, médecin et auteur de La Maladie de Sachs, qui nous les rappelle : « même si on était capable de faire le pronostic sur des symptômes précoces, quel pourrait en être l’intérêt pour les personnes concernées, en dehors de créer angoisse, désespoir et catastrophes en série : les assurances pourraient refuser de les assurer (…) ; les personnes qui ne veulent pas vivre avec un(e) futur(e) malade refuseraient de se lier avec elles ; les employeurs qui craindraient de leur confier un travail ne les embaucheraient plus » (www.passeportsante.net, 26 juillet 2010).

Il est vrai que la mise au point d’un procédé de diagnostic rapide et définitif créerait un marché de trois milliards de dollars ! (www.businessweek.com, 9 et 11 juillet 2010).

Le temps est donc de ré-affirmer plus que jamais les principes éthiques, et donc politiques, qui doivent inspirer toute notre action. Ou, pour le moins, de poser clairement les bonnes questions.

Principe fondamental : une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer reste un individu jouissant de droits et libertés, y compris lorsqu’elle bénéficie d’une mesure de protection juridique. Dans le dernier volet de son enquête nationale sur les droits des personnes en EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), la Fondation Médéric Alzheimer, sous la plume de sa directrice, Michèle Frémontier, et de Federico Palermiti, juriste et adjoint au responsable du Pôle Etudes, rappelle que, même si une telle mesure tend à restreindre l’autonomie de la personne, cette dernière demeure en capacité d’exprimer des préférences. L’éventail des dispositifs juridiques proposés par la loi permet un ajustement « sur mesure », inspiré par les principes de subsidiarité, de nécessité et de proportionnalité. Le questionnement éthique s’impose à tous, quel que soit le cas de figure. Il consiste à réfléchir sur les moyens de créer les conditions permettant aux personnes malades, qu’elles soient ou non sous protection juridique, d’exprimer des choix. « Aux équipes, avec la famille et le représentant légal, s’il existe, d’imaginer et de dessiner les contours de cet espace de dialogue dans lequel la communication avec la personne malade conserve tout son sens » (La Lettre de l’Observatoire des dispositifs de prise en charge et d’accompagnement de la maladie d’Alzheimer, juillet 2010 ; www.fehap.fr, 20 juillet 2010).

C’est dans cet esprit que l’Union nationale des associations familiales (UNAF) et les Unions départementales ont engagé, fin 2008, une démarche éthique et déontologique. La reconnaissance de références écrites sur les valeurs et conduites à tenir en constitue la première étape : elle prend en compte la volonté, le degré d’autonomie ou les difficultés rencontrées par les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer avant même que soit posé le diagnostic (ibid.).

Le problème de la liberté se pose concrètement face aux risques de fugues, avec toutes leurs conséquences possibles (décès, traumatismes, manque de soins, aggravation des troubles psycho-comportementaux). L’entourage, ou l’institution, peuvent décider d’une limitation du droit d’aller et venir comme moyen de prévention du risque, ce qui soulève des questions éthiques : jusqu’où laisser la liberté aux résidents et jusqu’où assurer la sécurisation ?  (Revue de Gériatrie 35(6), Aquino JP et al ; Bonnin-Guillaume S et al, Le Sujet âgé fugueur, 2010 ; La Lettre de l’Observatoire, op. cit.). Certains établissements d’hébergement recourent au bracelet électronique, exclusivement sur prescription médicale et pour les seules personnes désorientées non résidentes d’une unité fermée Alzheimer. La Commission nationale de l’informatique et des libertés se montre actuellement très réservée sur cet usage et délibèrera prochainement en vue de veiller à ce que ces dispositifs de surveillance soient utilisés en conformité avec la loi (www.lagedor.fr, 19 juillet 2010 ; www.itrmanager.com, 8 juillet 2010 ; www.localtis.info, 27 juillet 2010).

A ce principe intangible de liberté s’ajoute, comme corollaire, ou plutôt comme fondement même, un principe absolu de dignité. C’est au moment de la fin de vie que ce dernier impératif s’impose avec le plus de force. Un EHPAD de Moselle a, par exemple, mis en place tout un environnement tendant à assurer à ses résidents la fin de vie la plus paisible possible. Pour atteindre cet objectif, l’établissement a noué des partenariats externes (médecin traitant, réseau gérontologique, équipe mobile de soins palliatifs), désigné un « référent fin de vie », établi un protocole très strict. Six soignants se sont portés volontaires pour suivre une formation spécifique à l’accompagnement fin de vie : ils se consacrent à l’organisation et à la coordination des différentes interventions dont bénéficiera le résident, ainsi qu’à assurer la communication entre la famille et l’équipe soignante. Un petit studio a été aménagé et peut être mis à disposition des familles quand leur proche arrive en toute fin de vie (La Lettre de l’Observatoire, op.cit.).

Tous ces efforts commencent peut-être à porter certains fruits. Dans le cadre de la mesure 37 du plan Alzheimer, visant à améliorer la « connaissance du regard porté sur la maladie », une étude a été confiée à l’Institut national pour la prévention et l’éducation à la santé (INPES), qui a mis en place un dispositif d’enquête d’opinion auprès de différentes populations (grand public, médecins généralistes, aidants professionnels du domicile, personnes malades, aidants familiaux). Si les représentations grand public restent majoritairement négatives (handicap, dépendance, perte des capacités intellectuelles et de la mémoire), on constate une plus grande diversité d’images chez les professionnels : des idées ou des mots associés au besoin de reconnaissance des personnes malades, des termes comme « amour » ou « dignité » font leur apparition dans les perceptions spontanées, alors qu’ils ne sont pas cités en population générale.(INPES, Dispositif d’enquêtes d’opinion sur la maladie d’Alzheimer, 4 juin 2010).

Il est certes légitime que ces interrogations éthiques se retrouvent pour partie dans le débat politique d’aujourd’hui.

Pour la plupart des philosophes, des politologues ou des acteurs de terrain qui ont rassemblé leurs réflexions dans un numéro spécial de la revue Esprit, toute politique tournée vers le grand âge implique, à la base, un choix de société. Brigitte Dormont, directrice de la chaire Santé de la Fondation du risque, le proclame clairement : il n’y a pas à considérer la vieillesse comme une charge ingérable collectivement, mais bien comme l’occasion d’affirmer de tels choix. Pour Marc-Olivier Padis, rédacteur en chef, le vieillissement, ce n’est pas seulement du temps de vie en plus, c’est une réorganisation complète du cycle de vie qui redistribue toutes les relations entre les âges.  Les mécanismes de l’Etat Providence, s’interroge-t-il, sont-ils adaptés à ce type de situation ? (Esprit, La Vie dans le grand âge, juillet 2010).

Autant qu’un choix de société, d’autres intervenants de ce débat l’analysent comme un véritable défi de culture. Le psychanalyste Robert William Higgins constate que le soin aux personnes âgées dépasse la prise en charge technique et nous contraint à reconsidérer la relation médicale elle-même, avec son refoulement de la mort. Benoit Pain, chercheur en éthique et philosophie, nous interpelle : qu’apporte la notion de bientraitance aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, par rapport aux concepts de responsabilité, de bienfaisance, de dignité ou de soin ?  Entrer dans une relation de soin avec la personne âgée, répond Corine Pelluchon, de l’Université de Poitiers, suppose de valoriser ses capacités et donc de renverser nos représentations sur l’âge. (Esprit, op.cit.)

Poser le débat en de tels termes permet peut-être, tant qu’il en est encore temps, de s’élever provisoirement au-dessus de la mêlée qui oppose aujourd’hui les politiques, à la veille des décisions sur la couverture du risque de la dépendance. Pour l’économiste André Masson, directeur de recherche au CNRS et membre du laboratoire Paris-Jourdan de l’Ecole normale supérieure, trois paradigmes s’affrontent.  La pensée libérale voudrait que les individus s’occupent eux-mêmes du financement de leur éventuelle dépendance et serait favorable à une récupération sur succession de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) et au développement des assurances privées. La pensée sociale-démocrate croit en l’Etat et dénonce les avatars du soutien familial. L’APA doit être universelle, non soumise à l’obligation alimentaire et renforcée en cas de dépendance lourde. La pensée conservatrice entend faire intervenir en premier lieu la famille, est favorable à l’obligation alimentaire, mais avec une aide de l’Etat, en tenant compte des ressources de la personne dépendante et de sa famille. L’économiste fait remarquer que les personnes de plus de soixante ans, qui représentent aujourd’hui 20% de la population, touchent 20% du produit intérieur brut, soit davantage que toutes les autres classes d’âge réunies. Qu’en sera-t-il en 2050, lorsque les plus de soixante-cinq ans représenteront 35% de la population ? (Les Cahiers de la FNADEPA, juin 2010).

Il suffit parfois d’un regard.  « Il existe bel et bien un lien direct entre les risques de maltraitance et le regard porté sur les plus âgés, écrit Serge Guérin, professeur à l’Ecole supérieure de gestion. Une société qui méprise et dévalorise les vieux, les faibles et les fragiles est une société qui érige la maltraitance en règle commune » (www.senioractu.com, 12 juillet 2010).

Il suffit parfois d’un mot. Vieux, vieillards, « Alzheimer », les vocables qui les désignent les condamnent à une sorte de réclusion « à la marge de la société, dans cette sénescence qui en fait des sédentaires vieillissants », analyse Jean-Michel Caly, vice-président du Centre communal d’action sociale de Nice (Les Cahiers de la FNADEPA, op. cit.).

Le regard de la liberté, les mots de la dignité : voilà qui, à défaut de molécule-miracle, aidera peut-être les personnes malades, pendant un temps de relatif répit, à un peu mieux vivre.

Jacques Frémontier

Journaliste bénévole