Complexe

Édito

Date de rédaction :
01 décembre 2010

Plus que jamais les certitudes les mieux établies s’entrechoquent aujourd’hui dans le tohu-bohu des incertitudes.

    La maladie d’Alzheimer est-elle « un mythe », comme l’avaient affirmé Peter Whitehouse et Daniel George (http://mythe-alzheimer.over-blog.com, décembre 2010). S’il est vrai, réplique – comme beaucoup d’autres – le neuropsychologue Michel Poncet, que la sur-utilisation du mot pose des problèmes éthiques et comporte des dangers pour la clinique, de tels effets d’annonce ne sont pas non plus éthiquement acceptables en raison des effets négatifs sur les personnes et les familles à qui ce diagnostic a été communiqué (www.espace-ethique-alzheimer.org, décembre 2010 ; EREMA, Actualités n°1).

    Le coût de la dépendance représentera-t-il dès demain un lourd fardeau pour la société française ? Trente milliards d’euros en 2025, calcule le ministre du Budget. Le pays ne semble pas en mesure de répondre au défi du vieillissement, s’inquiète le Cercle des économistes, pour qui, d’ici vingt ans, les plus de soixante ans consommeront 30% du produit intérieur brut, au risque d’une « guerre intergénérationnelle» (www.slate.fr, 23 novembre 2010). Billevesée, répond à peu près Jacques Attali : « seulement 6% des hommes et 15% des femmes connaîtront plus de cinq ans en dépendance (…), ce qui reste à financer n’augmentera que de 1,6% par an » (http://blogs.lexpress.fr, 23 novembre 2010).

    Devant la confusion et la profusion des incertitudes, un mot nous fournit peut-être un premier principe de compréhension relative : le mot complexe. Face à l’infinie complexité de la personne malade et des troubles qu’elle doit affronter, gardons-nous de la simplicité du dogme, les réponses médicales et médico-sociales ne peuvent être que complexes. Et complexes aussi les nécessaires interrogations éthiques qu’elles soulèvent.

    La maladie d’Alzheimer oblige sans doute à remettre en cause les cadres actuels de pensée dans les domaines biomédical et psycho-social. Deux praticiens-chercheurs de Philadelphie (Pennsylvanie, USA) ont ainsi élaboré un modèle conceptuel plus large (HEI, Health Integration Environment), – le paradigme bio-psycho-écologique -, à l’interface entre la personne et l’environnement, prenant en compte les causes objectives et les significations subjectives des incapacités et visant à l’intégration maximale du corps et de l’esprit avec l’environnement physique et les autres personnes de la société (Grace-Stineman MG et Streim JE, Physical Medicine and Rehabilitation, 2010).

    Pour établir un diagnostic réellement opératoire, de nombreux facteurs psychologiques et culturels doivent être pris en compte, au-delà des éléments fournis par les analyses biologiques ou l’imagerie médicale. Des chercheurs de l’Université Lyon-2 et de la Consultation mémoire de Mâcon (Saône-et-Loire) proposent, eux aussi, une approche psycho-dynamique : ils recherchent une association entre facteurs de vulnérabilité liés à l’histoire de vie et révélation clinique ultérieure d’une maladie d’Alzheimer (Pouillot A et al, Incidence des événements de vie dans la maladie d’Alzheimer, L’Encéphale, 23 novembre 2010).

    Prenons un exemple concret : de nombreux facteurs physio-pathologiques, cognitifs, fonctionnels et psycho-comportementaux s’intriquent pour entrainer une altération de l’état nutritionnel de la personne malade et de son aidant. Le refus alimentaire peut être perçu comme une volonté ultime de témoigner de sa liberté, mais aussi comme un désir de mort. Chez l’aidant d’un aidé dénutri, cela pourra signifier un sentiment de souffrance et de culpabilité (Gérontologie et Société, Barberger-Gateau P et al, Alimentation et vieillissement cérébral, 2010, n°134). 

    Une telle complexité du diagnostic entraîne nécessairement une très large diversité de réponses thérapeutiques. Le programme de la New York University, initié par Mary Mittelman, comprend une évaluation multidisciplinaire, du conseil individuel et familial pour réduire les conflits entre les membres de la famille, ainsi que des conseils supplémentaires par téléphone en cas de besoin. Des essais cliniques et randomisés démontrent son efficacité : entrée en établissement retardée d’un an et demi, économie potentielle de 65 000 dollars par an et par personne malade (www.huffingtonpost.com, 23 novembre). Le programme d’activités personnalisées (Tailored Activity Program) de l’Université Thomas Jefferson de Philadelphie consiste en huit séances d’ergothérapie à domicile pendant quatre mois, permettant d’identifier les capacités préservées d’autonomie, les rôles antérieurs, les habitudes, les centres d’intérêt, de développer des activités sur mesure et de former les familles à ces activités. L’étude a montré que l’investissement dans ce type d’intervention est justifié en termes de coût et d’efficacité et qu’il réduit le temps d’aide pesant sur les familles (Am J Geriatr Psychiatry, Gitlin LN et al, juin 2010). Une étude menée par le centre Alzheimer de Nimègue (Pays Bas), portant sur une intervention d’ergothérapie, avec formation des personnes malades à l’utilisation d’aides techniques pour compenser le déclin cognitif et formation des aidants à faire face aux comportements difficiles, a donné des résultats aussi encourageants (British Medical Journal, Graff MJ et al, 17 novembre 2006).

    Le soin relationnel prend désormais une place grandissante, à côté du soin technique. Mais ce nouvel aspect de la prise en charge ne peut faire l’économie d’une réflexion sur le désir de l’autre : qu’a-t-il envie d’exprimer ou pas ?  Le soignant risque ici de se heurter à ses propres brouillages émotionnels, c’est-à-dire ses affects, ses sentiments, ses résistances, ses limites. La rencontre avec l’autre suppose un minimum d’identification et de projection « C’est le si j’étais à sa place, qui nous permet une certaine compréhension et qui valide aussi, pour une part, notre position de professionnel », écrit la psychogériatre Pascale Gérardin (Soins Gérontologie, Le soin relationnel en gériatrie, novembre-décembre 2010).

    On voit bien que réflexion thérapeutique et réflexion éthique trouvent ici une sorte de terrain commun. Prendre soin, c’est aussi réfléchir sur le sens et la finalité de chaque soin, de chaque geste. « La dépendance fonde notre humanité », affirme le généticien Axel Kahn, qui parrainait les premiers Etats généraux Aidants et Aidés. « C’est en me voyant dans le miroir déformé des yeux de l’autre que je peux avoir accès à l’image de moi, que je prends conscience de mon humanité » (www.vivapresse.fr, 24 novembre 2010).

    Dans la première lettre d’information de l’Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer (EREMA), qui a ouvert ses portes le 10 décembre, Emmanuel Hirsch définit clairement la problématique : « Comment préserver un espace de respect, une intention et une attention invulnérables aux possibles renoncements ou dérives dans la relation avec une personne apparemment démunie et dépourvue de ce qui caractériserait, de manière objective, sa dignité même ?  (…) La personne affectée dans sa pensée, dans ses fonctions neurologiques, pourrait-elle paraître si singulière, si étrangère aux signes si évidents ou apparents de notre humanité, qu’elle en perdrait son statut d’autre ? La notion d’altérité fait ici écho à celle d’altération, tellement présente dans l’expérience de la maladie neurologique dégénérative » (www.espace-ethique-alzheimer.org, 10 décembre 2010).

    Face au défi de l’altérité, la tentation du renoncement menace souvent les aidants ou les soignants. C’est là, souligne le gériatre Philippe Taurand, que se révèle nécessaire le « recours à l’empathie et à l’intuition pour aborder la notion complexe de renoncement, qui ne peut être approchée sous le seul aspect rationnel, dans une maladie de l’« altérité exacerbée » (ibid.)

    A un moment où, notamment (mais pas seulement) en raison de la crise, le lien social tend à se relâcher, « comment étayer, au plan éthique, les solidarités intergénérationnelles ? », s’interrogent deux sociologues des universités Paris-Dauphine et Paris-René Descartes. « Au niveau politique, si la qualité de l’accompagnement des personnes vieillissantes et la capacité des personnes impliquées dans ce champ à défendre cette éthique font consensus, les acquis sont toujours susceptibles d’être remis en question par les nécessités ou les idéologies du moment » (Soins Gérontologie, Blondel F et Delzescaux S, novembre-décembre 2010).

Mais qui est alors vraiment responsable ? « La vulnérabilité place la personne sous l’emprise de ceux qui l’assistent ou la soignent. (…) Si les aidants familiaux ne sont pas responsables de leur ignorance des besoins et des bonnes réponses à apporter, à partir de quand, pour un professionnel, l’inconscience des besoins ou l’ignorance des bonnes réponses devient-elle coupable ? », s’interroge le gériatre Robert Moulias (Gérontologie sans frontières, 15 octobre 2010).

Le problème est peut-être de mesurer exactement la dose de risque que l’on est prêt à assumer pour la personne dépendante, entre la tentation de la surprotéger et le désir de sauvegarder ses libertés (www.dh.gov.uk/prod.consum.dh/groups/dh.digitalassets, 10 novembre 2010).

Les mots eux-mêmes dissimulent des pièges éthiques. Ainsi le mot « dément » : « singulier ou collectif, adjectif ou substantivé, stigmatisant, il est tout simplement inacceptable », affirme Armelle Debru, professeur d’histoire de la médecine (www.espace-ethique-alzheimer.org, 10 décembre).

Complexe, disions-nous, face à toutes les simplifications des différents dogmes. Peut-être est-ce là le chemin le plus efficace pour retrouver l’ultime simplicité du problème unique : celui de l’identité de la personne : « Je suis dans un triste état, mais je suis toujours Richard », clame notre vieil ami Richard Taylor, soixante-sept ans, qui a appris son diagnostic en 2001. « Je parle toujours haut et fort et je dis les choses. »

Jacques Frémontier
Journaliste bénévole