Une autre approche

Édito

Date de rédaction :
01 janvier 2011

« Désormais, c’est la personne malade qui prime sur son mal et ses symptômes. Parler de personne malade est en soi une reconnaissance du fait que cette personne n’est pas identifiable et définissable par la maladie qui la touche. Elle n’est pas un Alzheimer.  Dans une préface au Guide repères publié par la Fondation Médéric Alzheimer, Françoise Héritier, professeur honoraire au Collège de France et administrateur de la Fondation, souligne le changement de représentation de la maladie depuis dix ans.  « La personne, écrit-elle, ses droits, ses choix, ses rythmes de vie prennent le pas sur ce mal qu’on ne peut traiter (…). Elle souffre en premier de la détérioration de ses facultés cognitives, mais elle est capable fort longtemps d’intervenir pour gérer sa propre vie et faire entendre ses volontés et désirs, même s’ils paraissent mineurs » (Guisset-Martinez M.-J. et Villez M., L’identité retrouvée. Nouveaux liens, nouvelles solidarités pour une autre approche de la maladie d’Alzheimer. Repères pour les pratiques professionnelles, Fondation Médéric Alzheimer, décembre 2010).

Ainsi se définit en effet « une autre approche », qui prend notamment la forme d’une double réflexion, non seulement sur les pratiques, mais aussi sur les structures qui les encadrent et les conditionnent.

Tout commence, bien sûr, avec le diagnostic. La médecine (ou, du moins, certains médecins) se targue désormais de pouvoir déceler longtemps à l’avance, avec une certaine dose de probabilité, le risque de contracter la maladie. Mais « peut-on sans risque d’erreur  appliquer des données probabilistes à des prises en charge individuelles ? » N’y a-t-il pas un risque d’exploitation commerciale de ces données ? « Chaque situation, rappelle Emmanuel Hirsch, directeur de l’Espace éthique Assistance publique-Hôpitaux de Paris, doit être envisagée dans ses spécificités, avec une appréciation de l’impact de l’annonce sur la personne et ses proches, de leur capacité de s’en approprier les significations ». « L’annonce, lui fait écho Joël Ankri, professeur de gériatrie, doit s’inscrire dans une réflexion plus globale prenant en compte l’individu malade dans toutes ses dimensions bio-psycho-sociales, pour lui permettre de continuer à être avec et en dehors de sa maladie ». Elle constitue la première étape du soin, « un des éléments de la bientraitance » (Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer, Newsletter n°4, janvier 2011).

La pratique du soin soulève dès lors des interrogations nouvelles. Un médecin généraliste de la région parisienne va même jusqu’à écrire dans son blog, sous sa propre responsabilité (mais un grand quotidien n’hésite pas à reproduire ses propos), que « les médicaments anti-Alzheimer coûtent des sommes criminelles à la Sécurité sociale ». Selon lui, ils « ne retardent pas l’entrée en établissement spécialisé des patients atteints (…), n’arrêtent pas leur dégradation. A peine ont-ils permis à certains items, sur certains tests, d’être un peu meilleurs pendant un bref moment » (Le Figaro, 17 janvier). « Il ne doit plus suffire à un médicament de trouver un bénéfice supérieur au seul placebo », affirme plus prudemment Xavier Bertrand, ministre du Travail, de l’emploi et de la santé, après le scandale du Mediator. « Il faut que le bénéfice pour le patient soit au moins équivalent aux produits de référence déjà sur le marché » (Les Echos, La Croix, 18 janvier). Il est vrai que, dans le même temps, au Royaume Uni, le National Institute for Health and Clinical Excellence (NICE) a relâché les restrictions de remboursement qu’il avait précédemment formulées sur trois médicaments anti-cholinestérasiques en raison de leurs « effets positifs » (www.reuters.com, 17 janvier).

  Il y a un point, cependant, sur lequel l’unanimité semble aujourd’hui se faire : dans une initiative européenne sur la maladie d’Alzheimer et autres démences, le Parlement européen se fait l’interprète de cette vision commune en engageant les Etats membres à réduire le recours aux médicaments antipsychotiques, dont l’usage est courant, les effets sur la santé limités et qui « contribuent à un surcroît de décès chaque année ». Et de recommander « des approches non pharmacologiques» de la démence (www.europarl.europa.eu, 19 janvier).

Cette réflexion nouvelle sur le soin s’ouvre même à l’éventuelle nécessité de prendre en compte le refus de soin, « question angoissante pour les soignants, peu habitués à être confrontés aux limites de leur volonté et à la ferme pression de la loi (…) qui impose le respect de la volonté du malade ». (Revue francophone de gériatrie et de gérontologie 2010).

Mais c’est très certainement sur les dispositifs d’accompagnement de la personne malade que les progrès les plus importants ont été réalisés.  Danièle Fontaine et Michèle Frémontier, respectivement responsable du pôle Enquêtes et statistiques et directrice de la Fondation Médéric Alzheimer, constatent ainsi un fort développement des lieux de diagnostic et des accueils de jour, ainsi que l’émergence de nouvelles approches du soutien aux personnes malades et aux aidants familiaux. Elles soulignent en particulier le caractère innovant des dispositifs prévus dans le troisième Plan Alzheimer, les MAIA et les plateformes de répit. (La Lettre de l’Observatoire des dispositifs de prise en charge et d’accompagnement de la maladie d’Alzheimer, n° 18, janvier 2011).

De nombreuses initiatives de terrain témoignent de cette ouverture nouvelle : expériences de prise en charge sans contention physique, psychologique ou environnemental (Le Mensuel des Maisons de retraite, décembre 2010) ; accompagnement de nuit en unité spécifique (Neurologie Psychiatrie Gériatrie, décembre 2010) ; atelier de création de chansons, pour se relier entre générations (Guisset-Martinez M.-J. et Villez M, op.cit.). Onze plateformes expérimentales de répit et d’accompagnement vont permettre de coordonner les interventions existantes en identifiant un lieu d’accueil pour les aidants et en leur proposant une offre adaptée, rapide et de proximité (www.espaceinfirmier.com, 28 décembre 2010).

Mais cette mutation progressive des pratiques est-elle en cohérence avec les structures et la philosophie du secteur médical et médico-social ?

La formation des généralistes ne les prépare pas toujours à ce face-à-face avec les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer.  Le sujet vieux atteint de démence  personnifie « un obstacle à la production du sens qui se pose non seulement aux sciences médicales, mais aussi aux autres champs de la connaissance, dans un probable point d’inflexion des concepts et des représentations » (Année gérontologique, décembre 2010). Une revue d’un centre de médecine gériatrique néerlandais montre que la formation seule n’améliore pas la détection de la démence, il y faut une approche exigeant la participation active des médecins, par exemple des séminaires interactifs. L’association d’un généraliste et d’un gestionnaire de cas se révèle souvent la solution la plus efficace (Int J Geriatr Psychiatry, janvier 2011).

Un chercheur en sciences sociales de l’Université Paris Dauphine pointe, dans les réformes en cours, « des ambitions qui ne se donnent guère les moyens d’avoir prise sur la réalité » : « l’hospitalo-centrisme, le tout-curatif, les cloisonnements multiples entre le social et le sanitaire, entre la médecine de ville, l’hôpital et le médico-social, la faiblesse des fonctions d’interface et de coordination, l’insuffisante capacité d’accueil des soins de suite et de réadaptation, entre autres, sont interpellés par la transition épidémiologique qui voit les maladies chroniques l’emporter sur les maladies aigües ». Un tel système serait peu compatible « avec le souci d’une prise en charge de qualité des malades chroniques et des personnes âgées (…) en raison de la multidisciplinarité de leurs problèmes (médicaux certes, mais aussi familiaux, sociaux, psychologiques) et de l’importance que revêtent l’écoute et le dialogue dans leur prise en charge » (Neurologie Psychiatrie Gériatrie, décembre 2010).

Pour des raisons en partie financières, l’effort des pouvoirs publics s’est concentré sur la préservation autant que possible du maintien à domicile. L’accent a donc été porté sur la mobilisation des capacités restantes, notamment par des séances de réhabilitation à domicile.  Mais certains intervenants critiquent « l’orientation très cognitive » de ces actions. Une autre conception est parfois proposée, « proche de la stimulation et basée sur le relationnel ». « A aucun moment, remarque Marie-Jo Guisset-Martinez, le plan n’évoque le rôle des psychologues, pourtant indispensables pour écouter les personnes et former les équipes à la gestion des situations difficiles auxquelles elles sont confrontées » (Actualités sociales hebdomadaires, 14 janvier 2011).

« Une autre approche », disait Françoise Héritier. Pendant ce temps, le débat sur la couverture de la dépendance se poursuit dans les medias, les syndicats, les partis, voire au sein de la majorité. Alors que la décision finale devrait être annoncée avant l’été, France Alzheimer évalue à 1 050 euros le reste à charge moyen des familles (www.francealzheimer.org, 14 janvier 2011). Un quotidien pose dès lors une question dérangeante : « la vieillesse va-t-elle devenir un luxe inestimable ?»  (Libération, 28 janvier).

Jacques Frémontier
Journaliste bénévole