Savoir, pouvoir, vouloir
Édito
« Allez mourir ailleurs ! », conseille sérieusement un intermédiaire de « placement » allemand. L’Allemagne vieillit, manque de personnels qualifiés pour s’occuper de ses retraités et l’hébergement qualifié coûte cher. L’une des solutions proposées est l’émigration de retraite. Certaines familles n’hésitent pas à envoyer leurs aînés dans des pays où leur prise en charge est moins onéreuse, comme la Slovaquie, la République tchèque, la Hongrie, voire la Thaïlande. Le reste à charge n’est plus que de 400 euros par mois en Hongrie contre 2 400 en Allemagne (Les Cahiers de la FNADEPA, mars 2013).
« Dépêchez-vous de mourir ! » C’est ce que le vice Premier ministre japonais semble dire à ses administrés, lorsqu’il réclame la liberté pour les personnes âgées de faire ce choix afin de ne pas encombrer les services de gériatrie et libérer le pays du fardeau de leur prise en charge (www.japantimes.co.jp/news, 9 février 2013).
La France semble encore éloignée de ce degré de mépris… ou d’humour noir. Plus que jamais, un triple impératif éthique structure aujourd’hui toute la réflexion sur les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer : savoir, pouvoir, vouloir.
Et cela dès la première minute du diagnostic : toute personne a le droit de disposer de l’ensemble des informations sur les examens qu’elle subit ou va subir et sur les conséquences qui risquent de s’ensuivre. C’est ce qu’expliquent, dans un communiqué, les équipes d’ALCOVE (Alzheimer Cooperative Valuation in Europe), un groupe de travail européen coordonné par la France, qui publient une série de recommandations destinées à la fois aux décideurs, aux professionnels de santé, aux personnes malades et à leurs familles. « Le diagnostic – au moment opportun – de la démence devrait être proposé, écrivent-ils, à tous les citoyens qui le souhaitent et accessible à tous, dès que les premières modifications des fonctions cognitives sont rapportées par les personnes (…) Dès qu’un diagnostic de démence est suspecté chez une personne, ses droits et souhaits doivent être absolument pris en compte durant tout le processus conduisant au diagnostic », qui constitue un « moment clé » dans « le processus complexe d’acceptation et d’adaptation de la personne et de son entourage à la maladie ». Mieux encore : il existe une obligation de « faire connaître à la personne son droit à refuser (et maîtriser) la poursuite de la recherche du diagnostic » (ALCOVE, 28 mars 2013 ; www.has-sante.fr).
L’obligation de transparence ne s’arrête évidemment pas là : « Toutes les parties prenantes – personnes malades, parents, aidants formels et informels (…) doivent être éclairées sur les spécificités et la complexité de la planification anticipée des soins » (ibid.)
Ce travail d’information, d’explication, voire de formation, doit viser une « double cible patient-aidant », ce qui s’avère particulièrement indispensable lorsque la thérapeutique choisie relève de l’intervention psycho-sociale, qui exige toujours d’être « personnalisée et régulièrement révisée » (ibid.)
En Grande Bretagne, le National Institute for Health and Care Excellence (NICE) s’inspire du même impératif lorsque le premier point de son référentiel de qualité pour « soutenir les personnes à bien vivre avec une démence » affirme : « Les personnes qui s’inquiètent de la possibilité d’une démence chez eux ou chez quelqu’un qu’elles connaissent peuvent discuter de leurs préoccupations et des options pour obtenir un diagnostic auprès de quelqu’un ayant la connaissance et l’expertise pour le poser » (http://publications.nice.org.uk, avril 2013).
Savoir est évidemment une indispensable condition pour pouvoir. « Une personne ayant reçu un diagnostic de maladie d’Alzheimer ne devrait pas automatiquement être considérée comme inapte à exercer son droit à l’autodétermination. La présomption de compétence doit (lui) être garantie (…) et ce tout au long de sa vie ». C’est seulement lorsqu’elle « n’est plus en mesure de décider seule que la personne de confiance ou le mandataire (de protection future) désigné par elle (…) et le professionnel de santé référent devront s’appuyer sur les directives anticipées (si elles existent) ou les valeurs passées de la personne et ses centres d’intérêt. Les compétences doivent être évaluées sur la base d’une approche au cas par cas, qui doit être répétée pour toutes les décisions importantes de traitement ou de soins » (ALCOVE, op.cit.).
Un nouveau mot fait son apparition dans le discours sur la maladie d’Alzheimer, l’« encapacitation », traduction (assez médiocre) de l’empowerment anglais. C’est ainsi que les dispositifs de répit n’obéissent plus seulement aujourd’hui à une logique d’assistance, mais à une logique plus dynamique d’« encapacitation » des aidants et des personnes malades. Tel est l’un des principaux constats d’une réflexion menée par la Fondation Médéric Alzheimer (Kenigsberg PA et al, Le répit : des réponses pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou de maladies apparentées, et leurs aidants, Recherches familiales, janvier 2013).
Ce concept est très largement développé dans les recommandations du NICE : « Les personnes atteintes de démence sont rendues capables, avec l’implication de leurs aidants, de prendre part à des activités de loisirs (…), selon leur intérêt individuel et leur choix ; elles sont rendues capables (…) de maintenir et de développer des relations (…) ; d’accéder aux services qui les aident à préserver leur santé physique et mentale et leur bien-être (…) ; d’accéder à des services indépendants de défense de leurs droits (…) ; de maintenir et développer leur propre implication et leur contribution à la collectivité » (NICE, op.cit.).
Une belle illustration de ce dernier principe nous est fournie par l’initiative de l’association Ama Diem et de sa fondatrice, Blandine Prévost, elle-même atteinte de la maladie, qui viennent d’obtenir l’autorisation de l’Agence régionale de la santé (ARS) Rhône-Alpes et du Conseil général de l’Isère pour la création de Maisons Ama Diem, dédiées à l’hébergement ou à l’accompagnement de malades jeunes (www.amadiem.fr, 26 mars 2013).
Savoir, être mis en capacité de pouvoir, voilà qui permettra peut-être d’exprimer un vouloir. Ici encore, le NICE se veut porteur d’un message extrêmement fort : « Les personnes atteintes de démence, avec l’implication de leurs aidants, ont le choix et la maîtrise des décisions affectant leurs soins et leur accompagnement ; elles participent à une revue de leurs besoins et préférences lorsque les circonstances changent» (op. cit).
Quand la personne n’est plus en état de s’exprimer, c’est le mandataire ou la personne de confiance qui « devrait connaître (ses) désirs, (ses) croyances, (ses) valeurs, (ses) préférences et (ses) décisions propres (…). Les directives anticipées sont de préférence accompagnées d’un énoncé, par la personne, de ses valeurs » et contiennent « des informations sur ce qui est important et significatif dans sa vie » (ALCOVE, op.cit.).
Selon les recommandations d’ALCOVE, « le refus d’un traitement spécifique exprimé dans une directive anticipée est juridiquement contraignant et devrait donc être respecté » [sauf en France, où les directives anticipées n’ont pas valeur contraignante pour le médecin : celui-ci reste libre d’apprécier les conditions dans lesquelles il convient d’appliquer les orientations exprimées dans ces directives, compte tenu de la situation concrète et de l’éventuelle évolution des connaissances médicales](ibid.). Une étude menée par le centre mémoire et de ressources de Saint Etienne montre que le profil des personnes en refus de soins est tout à fait spécifique : plus jeunes, ayant une maladie moins évoluée, vivant dans un contexte de conflits familiaux et souffrant souvent de troubles du comportement (Gériatrie Psychologie Neuropsychiatrie du vieillissement, mars 2013).
Il est enfin une volonté, ou une semi-volonté, longtemps occultée ou refoulée, qui affleure aujourd’hui : celle de préserver, ou de ressusciter une identité communautaire. « Il est parfaitement légitime, écrit le gérontologue Thierry Lacombe, de s’interroger sur la possibilité pour un EHPAD de répondre aux codes culturels, religieux, aux interdits alimentaires des résidents qu’ils accueillent » (http://lacombethierry.perso.sfr.fr, novembre 2011). « Difficile en effet de faire un travail de mémoire quand un pan entier de l’identité d’un individu est passé sous silence », conclut une mission d’information de l’Assemblée nationale » (Le Mensuel des Maisons de retraite, mars 2013). C’est ainsi que les établissements gérés par la Fondation Rothschild proposent un accompagnement spécifique pour les personnes âgées victimes de la Shoah (ibid.). Ou qu’un groupe de réflexion sur la prise en charge des migrants s’est constitué à l’hôpital Avicenne de Bobigny (ibid.)
Une notion semble se dégager de cette réflexion sur le triple impératif du savoir, du pouvoir et du vouloir : face à la maladie, et – plus particulièrement – face au déclin des facultés cognitives, il n’y a, en vérité, que des individus.
C’est pourquoi tout projet qui raisonnerait à partir d’un concept totalisateur ou simplificateur comme celui de « vieillesse » réduirait la réalité à un schéma vide de sens. Il y a, constate le sociologue Bernard Ennuyer, « d’innombrables vieillesses en fonction essentiellement du parcours de vie antérieur » (www.agevillagepro.com, 9 avril 2013).
La maladie d’Alzheimer s’inscrit ainsi dans cette pluralité d’histoires singulières, toujours différentes, à tout jamais uniques.
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole