Énergie, inertie
Édito
Il revit, Richard Taylor. Après six mois de silence, consacrés au traitement de son cancer de l’œsophage, ce docteur en psychologie de soixante-sept ans, qui avait appris il y a douze ans qu’il était atteint de la maladie d’Alzheimer, reprend aujourd’hui son blog. Il n’a rien perdu de son énergie. Malgré « la fatigue, la désorientation, les symptômes de la démence qui se renforcent, et encore la fatigue », il se lance à nouveau dans le combat.
Il n’a pas de mots assez durs, comme d’habitude, pour se moquer de la priorité absolue donnée à la recherche, alors que « plusieurs essais cliniques majeurs de plus ont échoué ». « Un pas de géant vers une approche plus factuelle exigerait que davantage de personnes vivant avec la maladie parlent et en parlent encore et encore. Demandez-leur à tous de parler, même à ceux qui ne se débrouillent pas très bien ». Et il promet de « continuer à se dresser et à parler haut et fort, au moins encore un an » (Alzheimer‘s from the inside out, août 2013).
Richard Taylor est un superbe symbole de l’éternel conflit entre l’aspiration à la vie de ceux qui souffrent et l’inertie d’un système qui ne cesse de reproduire les mêmes schémas, de développer les mêmes résistances, quand bien même l’échec serait avéré.
Ni stigmatisation ni angélisme, respect de la spécificité des personnes malades, telle a toujours été la philosophie de la Fondation Médéric Alzheimer. Il s’agit de reconnaître leur droit à la dignité et à la liberté, mais aussi d’en définir concrètement les conditions d‘exercice.
C’est ainsi, – piège majeur -, qu’il est hors de question d’ériger en principe absolu et incontournable un prétendu « droit de savoir ». Dans l’hypothèse d’un diagnostic précoce (qui n’est jamais qu’un pronostic), ce que l’on appelle un peu abusivement « vérité médicale » ne risque-t-il pas, s’interroge Emmanuel Hirsch, directeur de l’Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer (EREMA) d’être « assimilé à un verdict insoutenable, y compris lorsque quelques promesses médicales tentent d’atténuer la gravité des circonstances ? » Dès lors, la personne malade « redoute ce savoir au point d’être dans l’incapacité de se l’approprier.» (www.espace-ethique-alzheimer.org, septembre 2013).
L’obligation du consentement nécessite souvent, elle aussi, des ajustements entre principes du droit et pratique quotidienne. « L’affirmation de l’autonomie individuelle de la personne humaine interdit à l’Etat de passer outre son consentement », écrit un professeur de droit public (Revue de droit sanitaire et social, juillet-août 2013). Mais une nouvelle enquête de la Fondation Médéric Alzheimer « montre que le consentement d’une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer à son admission s’avère difficile à recueillir ». « 73% des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et 76% des Unités de soins de longue durée (USLD) déclarent rechercher son assentiment ». Dans le futur, propose Karine Lefeuvre, professeur à l’École des hautes études en santé publique, « l’accent devra être mis sur le recueil du consentement à l’entrée, mais aussi tout au long de la prise en charge, notamment dans l’élaboration du projet de vie, qui ne doit pas rester une obligation purement formelle. » (La Lettre de l’Observatoire des dispositifs de prise en charge et d’accompagnement de la maladie d’Alzheimer, juillet 2013).
Comment concilier le principe de la liberté d’aller et venir avec les exigences de la sécurité ? Bracelets électroniques, capteurs de mouvement, boîtiers de géolocalisation, dispositifs de reconnaissance biométrique : l’offre de gérontechnologies se multiplie, constate la Commission nationale informatique et libertés qui publie une recommandation sur les « systèmes de suivi et d’assistance électroniques des personnes âgées ou désorientées ». Attention, prévient-elle, au « risque de déresponsabilisation des acteurs concernés, au profit de technologies qui ne sont pas infaillibles ». Elle propose quelques conseils pratiques : recueillir l’accord de la personne concernée, lui donner la possibilité de désactiver à tout moment le dispositif, rédiger un protocole de gestion des alertes, ne pas installer de caméras dans des lieux où le respect de l’intimité s’impose, limiter l’usage du système à la surveillance individuelle de personnes présentant un risque particulier, ce qui implique donc une analyse au cas par cas (www.cnil.fr, 24 juillet 2013).
Le juriste Federico Palermiti estime « qu’il est des risques que l’on peut aisément accepter et qui favoriseraient davantage le respect des « droits du quotidien ». Accepter qu’une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer puisse, si elle le souhaite et si elle le peut, laver elle-même son linge ou participer à la cuisine, ne serait-ce pas favoriser l’expression de son libre choix et, par voie de conséquence, respecter sa liberté ? » (www.fondation-mederic-alzheimer.org, juillet 2013).
Ce bouillonnement d’idées, ce foisonnement d’énergies qui ne demandent qu’à s’épanouir pour améliorer la vie des personnes malades se heurtent souvent, dans notre pays, à l’inertie d’un système. Le poids des structures, la résistance des habitudes semblent ralentir ou compliquer le jeu des initiatives.
« La complexité, le manque de lisibilité et de coordination de professionnels nombreux aux cultures hétérogènes qui gravitent autour de la personne âgée dépendante ont été soulignés de longue date, constate Marie-Ève Joël, professeur d’économie à Paris-Dauphine. Mais les tentatives de rationalisation et de simplification des dispositifs ne sont pas parvenus jusqu’ici à des résultats probants ». Sans compter que « la croissance massive des services aux personne âgées doit intégrer l’exigence qui se fait jour actuellement d’une prise en charge individualisée, au cas par cas, adaptable, évolutive, à l’opposé de la floraison des normes collectives établies par les pouvoirs publics » (Gérontologie et société, juin 2013).
Annie de Vivie, directrice d’Agevillage, dresse un constat encore plus noir : « Avant de parler financement, il faut parler gouvernance de l’aide et des soins. Sans outils, sans contrôles, sans filière labellisée : pas de pilotes, pas de langages communs et des crédits qui sont distribués presque à fonds perdus. » Alors pourquoi, s’interroge-t-elle, ne pas mettre en application les quelques objectifs simples sur lesquels tous les rapports émis depuis cinq ans semblent d’accord ? « Parce qu’il faudrait désigner un pilote de proximité (et donc frustrer ceux qui ne le seront pas), un outil d’évaluation (et un seul), une caisse nationale (et des antennes régionales), des recettes fléchées et nos détournées ? Parce que labelliser veut dire aussi informer, former et contrôler ? » (www.agevillagepro.com, 2 juillet 2013).
Cette difficulté à réformer se trouve parfaitement illustrée par l’expérience, pourtant si prometteuse, des gestionnaires de cas, initiée en 2009. « Force est de constater, lit-on dans Actualités sociales hebdomadaires, la résistance des professionnels de terrain à déléguer leurs responsabilités, le manque d’implication des pouvoirs publics et la dilution du message de l’intégration ». Selon Marie-Aline Bloch, de l’École des hautes études en santé publique, aucune des formes de coordination inventées dans les dernières décennies – coordinations gérontologiques, centres locaux d’information et de coordination gérontologique (CLIC), réseaux de santé gériatrique, réseaux gérontologiques – n’a eu une taille critique suffisante pour s’imposer. « Tous ces dispositifs créés dans un souci de simplification du système n’ont fait que se superposer » (Actualités sociales hebdomadaires, 12 juillet).
De la même façon, la Société française de gériatrie et de gérontologie invite les pouvoirs publics à reprendre le dossier et à redonner un sens au dispositif des Maisons pour l’autonomie et l’intégration des malades Alzheimer (MAIA). « Si ce programme se poursuit, il est en train de se vider complètement de ses intentions initiales », écrit le gériatre Dominique Somme : focalisation des acteurs sur les cas complexes et non sur l’organisation du système, dispositifs montés par pure obligation administrative ou pour profiter des financements, « il y a peu de politiques publiques qui auront été aussi vite oubliées, voire totalement effacées » (Gérontologie et société, juillet 2013).
Ce choc des énergies et de l’inertie propre au système appelle aujourd’hui une véritable mutation culturelle. Marie-Ève Joël en définit parfaitement les enjeux : « La période qui s’annonce est une période de redéploiement des producteurs de services publics, privés, associatifs, de fusion des structures. La production de soins de longue durée implique des organisations différentes, plus souples, plus fluides (en plate-forme, en réseaux…), des métiers nouveaux (case manager…), l’introduction (et non le simple plaquage) de nouvelles méthodes de management et d’évaluation. Ceci requiert un changement de culture important des professionnels. Des modèles intermédiaires entre le « tout sanitaire », très coûteux, et le domicile « sec » non médicalisé, vont se développer, avec un personnel formé, capable de réagir si une intervention médicale est nécessaire et avec une présence régulière mais non permanente de personnels de santé » (www.cairn.info, juin 2013).
« Nous avons besoin, dit justement Richard Taylor, de personnes empathiques qui disent la vérité, et sur l’avis et l’attitude desquelles nous puissions nous appuyer ».
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole